Élisabeth « Borne-out »
« Une bête de travail incroyable. » C’est ainsi que la maire de Paris, Anne Hidalgo, qualifie celle qu’elle avait recrutée lorsqu’elle était adjointe à l’urbanisme, en 2008.
Accro au Coca Light et à la cigarette électronique, la nouvelle Première ministre Élisabeth Borne « est une très très grosse bosseuse, capable d’avaler des dossiers à toute vitesse », abonde un haut fonctionnaire qui l’a côtoyée plusieurs années, au diapason de tous les autres témoignages recueillis par Contexte. Un « ogre de travail » qui « a fait don d’elle-même à la nation », décrit Gilles Savary, ancien parlementaire PS, qui l’a connue au cabinet de Lionel Jospin dans les années 1990.
La méthode Borne vue de l’Assemblée ? « Travail, rigueur, efficacité », répond Jean-Marc Zulesi (LRM). Son collègue Damien Pichereau (LRM) est plus lapidaire : « travail, travail, travail ». Il loue sa maîtrise des dossiers :
« On peut lui parler du kilomètre 56 de l’A28, elle sait qui est le maire, et quelle est la profondeur du trou dans la route. »
Le président de la région Paca, Renaud Muselier, livre la même analyse : « Elle connaît ses dossiers par cœur. Elle met au défi ses interlocuteurs de les maîtriser aussi bien qu’elle. Avec elle, il n’y a pas de place pour la faiblesse technique. »
Surnommée Élisabeth « Borne-out » dans les couloirs des ministères, la nouvelle Première ministre est connue pour essorer ses collaborateurs. « Elle attend de ses équipes la même rigueur que celle qu’elle a, raconte une ancienne conseillère. Il faut de l’énergie pour réussir à la suivre. » Avec elle, les sollicitations peuvent tomber en pleine nuit, week-end et vacances comprises. Et les membres de ses cabinets ne sont pas les seuls à subir son rythme infernal.
« Elle est exigeante H24, résume notre haut fonctionnaire. Elle a réussi à embarquer son administration dans des rythmes fous. Il faut être sérieusement accroché, on a l’impression qu’elle fait les 3-8. »
Un lobbyiste y voit la caractéristique que le chef de l’État « doit aimer le plus chez elle » : « Comme lui, elle peut dormir 4-5 heures par nuit. »
Cette grande exigence s’accompagne d’un « manque d’empathie » à l’égard de ses collaborateurs et interlocuteurs, rapportent plusieurs sources, y compris parmi ses admirateurs. Le président de la FNTP Bruno Cavagné décrit « un relationnel parfois un peu compliqué, un management un peu dur ». « La chaleur humaine n’est pas ce qui la caractérise le mieux… », estime un autre.
« C'est une patronne », confiait, cinglant, le secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez, il y a quelques semaines, soulignant que l'intéressée n'avait jamais été une élue locale.
« Il faut se méfier des gens dont on dit qu’ils n’ont pas de sens politique »
Ses détracteurs et opposants y voient la principale faiblesse de la nouvelle cheffe du gouvernement. « C’est une techno pure, une collaboratrice. Mais elle n’exprime aucune empathie. On ne parle pas aux Français avec Élisabeth Borne », maugrée un président de région, marqué à droite. « On disait la même chose de Raymond Barre quand Valéry Giscard d’Estaing l’a nommé à Matignon en 1976, proteste l’ancien ministre Dominique Bussereau. Il y est resté cinq ans. Il faut se méfier des gens dont on dit qu’ils n’ont pas de sens politique. »
Face aux fortes personnalités de la majorité, le fait de ne jamais avoir été élue pourrait toutefois se révéler un handicap. Durant le précédent quinquennat, la rumeur a prêté plusieurs fois à Élisabeth Borne l’envie de se présenter devant les électeurs : aux municipales de 2020 à Caen et à Montrouge. Puis aux régionales en Normandie, en juin 2021. À chaque fois, le rendez-vous ne s’est pas réalisé. Candidate investie aux législatives dans la 6e circonscription du Calvados et Première ministre, « est-ce compatible ? », s’interroge un conseiller ministériel. « Ce n’est pas la circonscription la plus difficile du monde », tempère un opposant.
Celle qui a rejoint en 2020 Territoires de progrès, l’aile gauche de la Macronie, devra enfiler les habits de cheffe de la majorité. Un haut fonctionnaire s’inquiète :
« La vraie question, c’est sa capacité à s’imposer au Parlement. Gérer la majorité, c’est gérer les forces centrifuges. »
Ancien dirigeant de RATP Smart Systems, Pascal Auzannet ne partage pas ces craintes. « Élisabeth Borne maîtrise très bien les codes politiques. Les arbitrages qu’elle a obtenus du cabinet du Premier ministre, alors que je travaillais avec elle, elle les a toujours menés avec un grand sens politique. Elle connaît les rapports de force », estime le consultant.
Il lui faudra toutefois éviter le moindre faux pas. L’une des rares polémiques dont cette bosseuse acharnée ait fait l’objet concernait… quelques jours de vacances, à Marrakech pour Noël 2019. La France, il est vrai, connaissait alors une intense crise sociale et une grève des transports. Ses adversaires ne l’ont pas loupée.
Pas dans la connivence
La Première ministre est réputée recevoir tout le monde, mais sans favoriser a priori personne. « La méthode Borne, je n’ai pas à m’en plaindre. Dans tous les postes qu’elle a occupés, c’était concerté, même si on n’était pas toujours d’accord, mais on pouvait discuter », raconte le président de la Fédération nationale des travaux publics Bruno Cavagné. Sens du dialogue, mais sens des limites, détaille ce haut fonctionnaire avec lequel elle a travaillé : « Elle est sourde au lobbying. Elle n’est influençable que par la raison pure. »
Un lobbyiste du secteur des transports le confirme :
« On la connaît bien. C’est une amie du rail et des transports publics. Mais elle n’est pas dans la connivence, elle est neutre. Comme c’est quelqu’un qui maîtrise ses dossiers, ça nécessite d’être très investi dans un texte si vous voulez échanger, et de venir avec des arguments précis et affûtés. Elle aime le dialogue expert, pas politique. »
Un directeur de cabinet d’affaires publiques appuie cette vision : « Elle n’en a rien à faire qu’on soit lobbyiste, ce qui compte, c’est ce qu’on dit : il faut connaître extrêmement bien ses dossiers. Elle est dans le concret, le dur, plus on est technique, et mieux c’est. »
François de Rugy rappelle à Contexte qu’elle s’est déportée « par prudence » sur une décision relative au Charles de Gaulle Express lorsqu’il était son ministre de tutelle. Neutralité, sens de l’État ? Il y a néanmoins eu un couac, confie à Contexte Kevin Gernier, chargé de plaidoyer chez Transparency : ses défauts de déclaration auprès de la HATVP en 2020.
Bonnes relations avec les élus locaux
Quand il l’a vue débarquer en 2013 comme préfète de la région Poitou-Charente, l’ancien ministre Dominique Bussereau, alors président du conseil départemental de Charente-Maritime, craignait une « commissaire politique » du gouvernement socialiste. « Mais elle a su trouver les accommodements pour que nous puissions signer le contrat de plan État-région », se souvient-il.
Depuis 2017, son passage dans ses ministères successifs – Transports, Transition écologique, Travail – a laissé une bonne impression. Dans son communiqué de félicitations, Intercommunalités de France indique avoir « toujours entretenu des relations constructives » avec la ministre, notamment lors de la négociation d’un accord sur l’emploi et les qualifications.
Dominique Bussereau évoque « un dialogue de qualité » lors de la discussion de la loi d’orientation des mobilités, « même si elle n’a pas pris tous les arbitrages en faveur des départements ». « Sur l’ouverture à la concurrence pour les régions, les petites lignes, on lui doit un certain nombre de choses. Elle s’est engagée et elle a tenu parole », insiste le président LR de Grand-Est, Jean Rottner.
Son collègue de Provence-Alpes-Côte d’Azur, Renaud Muselier, voit dans la Première ministre quelqu’un qui « comprend les élus » sans l’avoir été elle-même. L’ex-LR, qui a rejoint la majorité présidentielle note :
« Elle fait ratifier par l’administration les dossiers qu’elle a validés avec les politiques. D’habitude, c’est l’inverse. »
Elle connaît « la mécanique » du Parlement
Les parlementaires qui ont déjà eu l’occasion de travailler étroitement avec elle sont quasi unanimes : la nouvelle Première ministre sait y faire à l’Assemblée ou au Sénat et traite les deux chambres avec « respect ». Très vite, elle a su marquer des points en réservant la primeur de certaines de ses annonces à l’hémicycle ou aux auditions parlementaires plutôt qu’aux plateaux TV, par exemple sur la loi mobilités. « Elle est dans un travail de coconstruction », résume le député LRM Jean-Marc Zulesi, qui a collaboré avec elle sur les sujets relatifs aux transports.
Élisabeth Borne a même su s’attirer des louanges de l’opposition. Didier Mandelli, coordinateur des sénateurs LR dans la commission du Développement durable décrit une « femme d’État » avec qui « ça s’est toujours bien passé ». « Dans l’hémicycle elle n’a jamais été ni arrogante ni présomptueuse, contrairement à nombre d’autres ministres. Elle sait faire évoluer ses positions », résume-t-il.
Celle qui fut trois fois ministre et qui a porté plusieurs gros textes (LOM, réforme ferroviaire et assurance chômage) a progressivement appris à remporter la mise dans les débats parlementaires. Didier Mandelli se souvient :
« Elle connaît la mécanique. Dès le premier soir d’examen de la loi d’orientation des mobilités, elle a organisé une interruption de séance pour organiser un petit dîner improvisé, désamorcer, discuter avec les sénateurs. »
Le sénateur Hervé Maurey, ancien président de la commission du Développement durable, assure qu’Élisabeth Borne a permis de faire aboutir la commission mixte paritaire sur le projet de loi économie circulaire, alors que le Sénat avait prévu de la faire échouer, face à l’ex-secrétaire d’État Brune Poirson, avec laquelle les relations étaient tendues.
La ministre a aussi appris à rejouer certains arbitrages perdus, par exemple face à Bercy, en laissant opportunément des parlementaires porter la position qu’elle avait initialement défendue. Tout en restant dans le cadre imposé. Elle est « très soucieuse de la hiérarchie. Il n’y aura donc pas de problème avec le président de la République », observe François de Rugy.
« Il n’y a pas de réseaux Borne ! »
C’est ce que répond du tac au tac un directeur de cabinet d’affaires publiques à Contexte. Les lobbyistes sont pourtant aux premières loges pour tenter de les identifier. « Elle n’a pas d’affect », explique l’un d’eux. Une version confirmée par un haut fonctionnaire qui a travaillé à ses côtés pendant plusieurs années :
« Elle n’est pas franc-maçon, son seul réseau c’est la République. Elle est commis de la République. Donc c’est une force. »
Ses « réseaux » identifiés semblent davantage liés à ses différentes expériences, d’abord à gauche, lorsqu’elle était conseillère transports dans le cabinet du Premier ministre Lionel Jospin, et plus tard, auprès de Ségolène Royal.
Mais s’agit-il vraiment de réseaux ? Des appuis sans nul doute. François de Rugy rappelle ainsi qu’elle a croisé Alexis Kolher, en 2014, lorsqu’il était directeur de cabinet à Bercy d’Emmanuel Macron, et elle directrice de cabinet de la ministre de l’Environnement Ségolène Royal : « Je crois qu’ils ont toujours été en bons termes. »
Femme de gauche, polytechnicienne, et ingénieure des ponts et chaussées, elle peut compter sur « ses réseaux de haut fonctionnaire », explique un autre lobbyiste. Selon un représentant d’intérêts :
« Elle s’appuie aussi sur des préfets de région qui ont été ses mentors lorsqu’elle a été nommée préfète. »
Point important identifié par un lobbyiste des transports, elle peut bénéficier d’appuis dans l’administration : « Ses soutiens sont à Bercy, à l’Agence des participations de l’État (APE) et à la Direction générale des entreprises (DGE) ; beaucoup à la Direction générale des infrastructures, des transports et des mobilités (DGTIM) au ministère de la Transition écologique : ces administrations principales qui vont lui permettre de réussir ou non sur la planification écologique. » Des leviers pour l’exécution de ses futures politiques publiques, plutôt que des réseaux d’influence.