Ils sont nombreux ces dernières semaines à s’y être préparé. Les membres des cabinets ministériels n’ignorent plus que leur fiche de poste va être passée au peigne fin par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) avant qu’ils puissent voguer vers d’autres horizons. Objectif : prévenir tout risque de conflit d’intérêts en cas de reconversion dans le privé. « Ce n’est pas une procédure très agréable », se remémore un ancien conseiller parti en 2020.
Ce passage obligé nécessite de rassembler les pièces nécessaires pour ceux souhaitant se reconvertir : un CV, une lettre de saisine provenant de l’administration, une fiche d’état de services, une attestation du directeur de cabinet (ou du ministre lui-même pour les directeurs de cabinet). C’est d’abord l’autorité hiérarchique du conseiller qui juge des potentiels risques déontologiques et pénaux. Elle peut saisir le référent déontologue pour avis, mais doit saisir la HATVP. Si son administration ne le fait pas, l'agent peut la saisir directement.
La HATVP essaie de faire preuve de pédagogie sur la procédure. Elle a, par exemple, organisé un webinaire sur le sujet en octobre dernier et met à disposition une fiche pratique. Les cabinets peuvent surtout la questionner de manière informelle : il y a eu, selon nos informations, des centaines d’échange au cours des derniers mois. Mais les règles du jeu se sont durcies depuis 2020, avec la loi de transformation de la fonction publique et l’intégration de la Commission de déontologie de la fonction publique au sein de la HATVP.
Un contrôle accru
La moitié de l’activité du collège de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique concerne le contrôle déontologique, soit lors de prénominations de conseillers ministériels, soit lors de leur reconversion. Parmi ses 190 avis rendus dans le cadre d’un transfert vers le privé en 2020, 21 ont été favorables, 74 favorables avec réserves, et il y a eu 13 cas d’incompatibilités. Et 72 avis ont été rendus sur la création d’entreprises, donnant lieu à 3 réponses négatives.
Le collège chargé de contrôler ces passages du public vers le privé se réunit désormais tous les quinze jours, pour une journée de travail complète – auparavant, c’était une demi-journée. Des séances exceptionnelles peuvent être ajoutées, en cas de très nombreuses saisines, afin de respecter les délais légaux d’examen, limités à deux mois, et ne pas bloquer un potentiel recrutement. La direction juridique et déontologique de la HATVP, composée d’une quinzaine de personnes, instruit les dossiers en amont, puis présente les cas au collège. « Il y a des cas qui font débat pendant des heures », explique une source. « Les services de la Haute Autorité mettent les personnes concernées en situation de faire valoir leurs observations, par échanges écrits ou oraux, notamment lorsqu’un avis d’incompatibilité est susceptible d’être rendu », explique-t-elle.
Les avis de la Haute Autorité sont d’ailleurs susceptibles d’un recours devant le Conseil d’État. Le seul à avoir utilisé ce droit est Nicolas Bays, ex-conseiller politique puis chef de cabinet d’Agnès Pannier-Runacher à Bercy, qui souhaitait rejoindre le groupe Soitec, entreprise grenobloise de production de semi-conducteurs. La HATVP avait émis un avis d’incompatibilité, du fait notamment de sa présence au cabinet durant l’adoption du plan Nano 2022, qui ciblait les composants électroniques, avis confirmé sur le fond par le Conseil d’État, comme le rapporte Marianne.
Malgré cette « acculturation » des conseillers à la procédure, il y a eu, en 2020, 25 cas d’absence de contrôle préalable de la mobilité. Dans ce cas, le conseiller peut être rattrapé par les services de veille de la Haute Autorité, même s’il est parti exercer une fonction à l’étranger. Ce fut notamment le cas de Bénédicte Bergeaud, conseillère en charge des relations avec le Parlement au cabinet de Didier Guillaume, chargée des affaires publiques d’une entreprise du secteur de l’énergie en Allemagne. Elle a dû faire la procédure a posteriori, en repassant par le ministère.
Les conséquences peuvent aller jusqu’à la résiliation du contrat de travail. Comme pour Grégory Emery, conseiller sécurité sanitaire au cabinet d’Olivier Véran, qui avait rejoint le gestionnaire privé d’Ehpad Korian. À la suite de cet épisode, il a été nommé à la tête de la mission de préfiguration de l'Agence de l'innovation en santé. Il est aujourd’hui directeur général adjoint de la santé.
Des critères d’appréciation souvent flous pour les acteurs
Pour fonder ses décisions, la HATVP explique que son « attention se porte tout particulièrement sur les avis que le conseiller aurait pu formuler en vue d’une décision de son ministre (par exemple, une opportunité de subvention) ou sur la conclusion, le contenu ou l’exécution d’un contrat, ou [d’]un partenariat conclu entre son ministère et l’entreprise que le conseiller souhaite rejoindre ». En outre, la Haute Autorité vérifie les liens entretenus par le conseiller avec son futur employeur. En effet, « ceux-ci ne doivent pas mettre en cause le fonctionnement normal de l’administration, son indépendance et sa neutralité ».
La HATVP a beau tenter d’expliquer le cadre de ses décisions, bon nombre de conseillers indiquent ne pas les comprendre.
« Tu remplis un dossier quand tu es sur le point d’avoir ton poste […]. Ensuite, tu n’as aucune nouvelle, et puis ils rendent une décision. Mais personne ne sait sur quels critères ils se basent et personne ne comprend la cohérence des décisions rendues », raconte à Contexte un ancien conseiller du début du quinquennat.
Les rares certitudes sont parfois bousculées. Tous ont en tête le cas d’Alice Lefort, conseillère transports de Matignon et de l’Élysée, partie chez l’opérateur Transdev. En mars, la HATVP a émis un avis de compatibilité avec réserves. Le dossier a été jugé suffisamment sensible pour que la Haute Autorité rende publique le détail de sa décision. « Elle est passée de justesse. Elle voyait l’ensemble des dossiers, a reçu les opérateurs… », commente une conseillère qui a récemment quitté son cabinet. Certains avouent une forme de perplexité. D’autres, plus directs, considèrent que « l’avis sur Alice Lefort est juste une blague ! »
Selon une source au fait du dossier, la non-participation d’Alice Lefort aux deux textes clés du quinquennat sur les mobilités a pesé dans la balance. La conseillère a en effet pris ses fonctions à l’été 2020, après que la réforme ferroviaire (2018) et la loi mobilités (2019) ont été votées. « Ça veut dire qu’un conseiller ne bosse que quand il a un texte de loi ? », s’agace un ancien conseiller passé par plusieurs cabinets.
Les règles applicables aux conseillers en communication engendrent d’autres flottements. Plusieurs interlocuteurs pensent que la HATVP se montre plus souple avec eux. L’un d’eux critique une sous-estimation par la Haute Autorité du rôle de ces conseillers sur la prise de décision. La HATVP est pourtant très claire : elle dit ne pas adapter sa doctrine selon le type de conseiller. « En revanche, elle apprécie concrètement la réalité des fonctions exercées », dit-elle.
Par ailleurs, contrairement à ce que pensent certains conseillers contactés, les mêmes obligations s’imposent pour les futurs postes en France ou à l’étranger. Les vérifications et les analyses sont les mêmes, quel que soit le lieu du poste, et qu’il s’agisse d’une entreprise française ou étrangère.
Une doctrine en cours de création
Pour beaucoup, ce flou participe à créer une forme d’angoisse.
« Il y a un effet couperet, on se dit que ça va nous tomber dessus et qu’on va peut-être servir d’exemple », résume un ancien conseiller.
La plupart s’accordent sur la nécessité d’avoir un encadrement des pratiques, mais insistent sur le besoin d’avoir une transparence accrue sur ce qui préside aux décisions.
En réalité, le cadre est encore récent. Et la HATVP confirme que la doctrine se construit et s’objective au fur et à mesure des cas traités, et de la publication des avis, lesquels font jurisprudence. Elle a par ailleurs publié en 2021 le deuxième tome de son guide déontologique à destination des administrations, référents déontologues, agents et responsables publics.
Le droit et l’image
Les inquiétudes et incompréhensions sont aussi le fruit d’interprétations différentes sur l’objectif d’une telle procédure. Plusieurs conseillers évoquent leur circonspection quand certains d’entre eux partent « avec des informations » dans des entreprises évoluant dans des secteurs en concurrence. Pour un ancien directeur de cabinet, « ce n’est pas le sujet : c’est la vie des entreprises d’avoir des gens qui vont de l’une à l’autre en emportant des infos et, bien souvent, elles se périment en un mois. Le sujet de la loi, c’est de protéger l’État et sa neutralité, pas les entreprises ».
Les conseillers naviguent comme ils peuvent entre la loi et l’esprit de la loi, auxquels s’ajoute leur propre déontologie. L’un d’eux a par exemple préféré ne prendre aucun risque en termes d’image, même s’il avait eu le droit pour lui. La HATVP note que « l’exigence des citoyens » est devenue de plus en plus forte sur ces sujets.
« Ne pas freiner les mobilités »
Résultat, de plus en plus de conseillers en viennent à dire regretter d’être entré dans la sphère publique.
« Ça va finir par se savoir et on va affaiblir l’État. Si à la fin d’un passage en cabinet, on doit faire trois ans en Sibérie avant de faire quoi que ce soit, on aura encore moins de candidats », raconte un membre de cabinet sous Édouard Philippe.
Une autre, en poste sous Jean Castex, résume : « L’État est bien content qu’il y ait des conseillers en cabinet, il faut bien qu’ils fassent quelque chose derrière. » Un ancien conseiller à Bercy dit même avoir dû faire le « deuil » de son ancien secteur après sa vie de conseiller.
Dans son rapport d’activité 2020, la HATVP prend pourtant bien soin de répondre à cette critique : « Il ne s’agit pas de freiner les mobilités, mais de faire en sorte qu’elles puissent être menées en toute sécurité juridique », soit sans risque encouru pour l’administration comme pour la personne concernée.
Et selon Guillaume Courty, Professeur de science politique à l'Université de Picardie Jules Verne, spécialiste de la déontologie et la transparence de la vie politique, on est loin d’un freinage ! « Depuis deux siècles, on a un système de circulation stabilisé des élites. Ça remonte au XIXe siècle, les polytechniciens allaient dans l’équipement, les travaux publics, les transports, notamment ferroviaires. Traditionnellement, les Ponts allaient dans les transports, les Mines dans l’énergie, l’IGF dans la finance, les assurances. Pour les énarques, ça s’est développé de façon très rapide après la création de l’ENA. Et désormais, depuis les années 1980, il y a encore plus de circulation des élites, et hors des sentiers qui étaient les plus connus. »
Un effet boomerang et un risque pour l’État ?
Certains craignent néanmoins un effet pervers pour l’État. « Depuis les années 1980, l’État décentralise, déconcentre, privatise. Il a donc moins de compétences et ne peut fonctionner qu’en étant en symbiose avec les secteurs économiques. Si on veut avoir des gens qui ont une expérience d’autre chose, il faut aller les prendre ailleurs. Si le seul endroit où on peut aller en sortant de cabinet, c’est l’administration centrale, et que les autres sont considérés comme des traîtres, alors l’État va se rabougrir », explique l’ancien directeur de cabinet.
Une autre, énarque, abonde, craignant que le système aboutisse à des conseillers « qui font des décrets sans savoir comment cela va marcher derrière ». C’est, selon elle, l’inverse de la réforme voulue pour la fonction publique.
Plusieurs pointent également un risque pour les relations entre les cabinets et l’administration. Si l’une des seules perspectives pour un conseiller est de retourner dans l’administration, va-t-il vraiment « défendre » la vision du gouvernement, quitte à s’opposer à ladite administration ?
Sentiment d’iniquité
Dans ce maelstrom, certains se sentent moins protégés que d’autres. En creux se dessine un sentiment d’iniquité entre les hauts fonctionnaires, sûrs de retomber sur leurs pieds, et les conseillers issus du privé, qui prendraient davantage de risques en rejoignant un cabinet. Voire entre hauts fonctionnaires et fonctionnaires, comme le détaille cette ancienne conseillère, qui travaille maintenant dans le secteur des transports :
« Tout fonctionnaire qui ne fait pas partie d’un grand corps, s’il va dans le privé, quand il revient dans l’État, il ne peut avoir qu’un placard. Demain, moi, je n’ai personne pour m’accueillir gentiment pendant trois ans pour passer le temps… »
Si les efforts de transparence sont réels, reste justement un point encore insuffisamment documenté : le rétropantouflage, soit le fait d’être issu du public, d’être passé par le privé et de revenir dans le public. Comme ce fut le cas pour Édouard Philippe ou encore, Alexis Kohler. C’est l’analyse de Guillaume Courty : « On est face à des phénomènes nouveaux, pas encore cadrés juridiquement. C’est très récent, entre cinq à huit ans, est-ce que ça va continuer à s’amplifier ? On a du mal à calibrer le phénomène, car les données sont absentes. On n’est que sur des cas personnels, lorsqu’ils remontent médiatiquement. » Il devait produire une recherche sur le sujet, les dossiers de la HATVP lui ont été refusés. Un lobbyiste confirme cette analyse : « Avec la HATVP, vous n’êtes que sur une analyse déontologique de court terme, mais quid des effets à dix à quinze ans sur une carrière ? »