« En temps de 49.3, je vois davantage le Parlement comme une chambre d’enregistrement des amendements. » Ce commentaire d’une consultante spécialisée sur les sujets santé résume un sentiment largement partagé par les lobbyistes du secteur depuis 2022. En cause, la majorité relative à l’Assemblée nationale et le recours désormais automatique de l’exécutif à l’article 49.3 de la Constitution pour faire adopter les textes budgétaires, dont le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS).
Cette « nouvelle donne », pour reprendre le terme des lobbyistes contactés par Contexte, oblige ces professionnels à adapter leurs stratégies d’influence, alors que députés et sénateurs voient leur poids sur ce texte réduit à peau de chagrin.
L’adoption des amendements, un « mirage »
Des consultants constatent même désormais un désintérêt de leurs clients. À cause du « désengagement » des députés, explique un lobbyiste, « on sent moins chez eux une capacité à croire que certains amendements peuvent être à la fois déposés, ce qui est déjà une victoire pour eux, et adoptés. C’est devenu une sorte de mirage ».
De là à dire que cette stratégie des amendements arrive en bout de course, il n’y a qu’un pas. De fait, le gouvernement a la main sur le texte d’un bout à l’autre de la discussion parlementaire, et les grandes orientations de la version finale de la LFSS varient finalement peu du projet de loi présenté en Conseil des ministres.
« Sur un malentendu, ça peut passer »
« Toute la négociation se fait au cabinet du ministre, cela renforce donc le pouvoir de ses conseillers techniques et du traitement interministériel », explique la consultante spécialisée en santé. Le travail de lobbying se fait donc de plus en plus en amont, « les grandes décisions stratégiques étant rendues dans le courant de l’été », souligne un lobbyiste du secteur du médicament.
Meilleure option, donc, pour peser sur le texte : « Avoir des relais d’influence dans les cabinets, voire au niveau de Matignon. » Passé ce travail préparatoire, les chances de voir adopter une disposition en cours de navette parlementaire sont infimes, même si, ironise une source, « sur un malentendu, ça peut passer ».
Surfer sur la conjoncture
Certains lobbys parviennent toutefois à tirer leur épingle du jeu en surfant sur la conjoncture. Car à cette nouvelle donne du 49.3 s’ajoute une donnée non négligeable : le cadre budgétaire de plus en plus contraint. S’il rend pour certains d’autant plus hypothétiques les chances de voir une disposition passer, il représente pour d’autres l’argument par excellence.
C’est le cas pour le secteur des médicaments biosimilaires. Les industriels ont obtenu la généralisation de la substitution en officine, réclamée de longue date. La mesure a fait l’objet d’un lobbying, de la part des industriels bien sûr, mais aussi des pharmaciens.
Tous ces acteurs ont pu trouver une oreille très attentive aussi bien du côté de l’Assurance maladie que de la très économe Direction de la Sécurité sociale (DSS) du ministère de la Santé. Et pour cause : dans un document préparatoire au PLFSS de juin 2023, que Contexte a pu consulter, la DSS estimait le « gisement d’économies » à quelque 150 millions d’euros annuels. Une aubaine en temps de disette budgétaire.
Résultat des courses : la disposition a bien été votée. Ces mêmes génériqueurs ont aussi pu profiter des tensions actuelles d’approvisionnement en médicaments, qui touchent en premier lieu des produits anciens et peu chers. Ils ont ainsi obtenu le plafonnement de leur contribution à la clause de sauvegarde. Une mesure « historique », selon un lobbyiste du secteur, qui fait de ce PLFSS « celui que les génériqueurs attendaient depuis dix ans ».
La « très petite victoire » du cannabis thérapeutique
D’autres victoires sont plus amères. Ainsi en est-il de l’utilisation du cannabis médical, expérimentée depuis 2021 et dont la généralisation est demandée par les acteurs de la filière française et les associations de patients. Le secteur avait vu ses espoirs déçus l’an passé, le gouvernement s’étant contenté de prolonger l’expérimentation d’un an dans le PLFSS. « Une douche froide », selon Sacha Benhamou, fondateur du cabinet de conseil Lumen Influence.
En cause, selon ce lobbyiste, la sensibilité du sujet, qui fait que « les amendements ne peuvent pas passer sans l’accord du gouvernement ». Pour des raisons de budget bien sûr, mais également en raison des « réticences du ministère de l’Intérieur », qui craint que la légalisation du cannabis thérapeutique ne « banalise le produit ».
Finalement, le PLFSS pour 2024 ne crée pas de statut pérenne pour les médicaments à base de cannabis, mais une autorisation de cinq ans renouvelable. La généralisation était pourtant proposée par un amendement de députés de la majorité emmenés par l’élue Renaissance Caroline Janvier, déclaré irrecevable. « C’est une très petite victoire, symbolique, qui résout peu de demandes », résume Sacha Benhamou, d’autant que le dispositif devra encore être précisé par décret.
Fédérer les parlementaires
Que faire si le recours au 49.3 est voué à devenir la norme jusqu’au prochain renouvellement de l’Assemblée nationale ? Selon une fédération hospitalière, le lobbying en matière de PLFSS nécessite désormais de mener une « sensibilisation parallèle » du gouvernement et des parlementaires, et de « porter des sujets qui ont du sens ».
Un cabinet de conseil a pour sa part opté pour une approche collective : « Aujourd’hui, pour interpeller le gouvernement, il est nécessaire de fédérer les parlementaires », explique un de ses consultants. Concrètement, il s’agit de toucher différents bords politiques, avec l’épineuse question des relations aux extrêmes. Spécialisé notamment dans les produits de santé, ce cabinet a, lui, fait le choix d’aller vers des parlementaires de la gauche modérée, de la droite, du centre et de la majorité présidentielle, afin d’obtenir des consensus sur des propositions, « la seule manière d’avoir une voix qui soit audible ».
La même technique a été adoptée par une consultante spécialisée dans l’accès aux soins : « Il faut créer de grosses alliances entre les groupes, voire entre les chambres ; donc en réalité, c’est très compliqué. »
Le terrain et les sociétés savantes à la rescousse
D’autres misent sur les acteurs de terrain. « Il va falloir que des coalitions d’acteurs s’expriment pour faire en sorte de porter une parole qui vienne de la société civile, et pas seulement du politique », estime ainsi le président du cabinet Nile, Olivier Mariotte.
Une fédération hospitalière a pour sa part fait le choix de s’entourer de sociétés savantes et de médecins dans le but de prouver la « légitimité scientifique et technique » des mesures défendues. Selon sa collaboratrice, « ce ne sont pas les cabinets de conseil qui vont trouver des voies de passage, plutôt des personnalités légitimes ».
Une autre solution peut consister à toucher le gouvernement en dehors du champ législatif. « Nous essayons d’agir sur la préparation de feuilles de route ou des discussions ministérielles, pour faire en sorte que les analyses de nos clients soient entendues et potentiellement reprises dans d’autres types d’engagement du gouvernement, dans des réflexions plus globales sur la construction des politiques publiques », explique ainsi un lobbyiste.
Le PLFSS est mort, vive les textes transpartisans !
Tous les consultants s’accordent toutefois sur la difficulté de leur métier en temps de 49.3 sur les textes budgétaires. Nombre d’entre eux concentrent désormais leurs espoirs sur les propositions de loi transpartisanes. Ces nouveaux textes très à la mode fédèrent les parlementaires de tous bords sur des sujets consensuels, à l’instar de l’interdiction des cigarettes électroniques à usage unique.
« Pendant la période budgétaire, il y a vraiment un verrou sur l’initiative parlementaire, alors que, sur les textes non financiers, le jeu des équilibres politiques et la majorité relative font que le gouvernement est obligé d’agir en tenant compte des oppositions », commente un lobbyiste.
Ce fut notamment le cas de la proposition de loi visant à améliorer l’accès aux soins par l’engagement territorial des professionnels, portée par le député Horizons Frédéric Valletoux. Y ont été inclus des amendements du groupe transpartisan sur les déserts médicaux, mené par le socialiste Guillaume Garot. Quant à la version finale, elle est proche de celle voulue par les sénateurs Les Républicains, qui ont travaillé parfois main dans la main avec le gouvernement. Les syndicats de médecins ont notamment réussi à tirer leur épingle du jeu, en faisant sauter certains irritants.
Les regards se tournent maintenant vers la proposition de loi pour améliorer l’accès aux soins par la territorialisation et la formation, portée par le député Les Républicains Yannick Neuder. Adopté lors de la niche parlementaire de son parti le 7 décembre, le texte a été enrichi de propositions de la majorité et des oppositions.