Le quinquennat a démarré par la crise des Gilets jaunes et s’achève par des convois dits « de la liberté ». Que cela vous inspire-t-il ?
Je prends plutôt le contre-pied de ce qu’on peut entendre : ce sont des mouvements tout à fait normaux dans une démocratie. La conflictualité, le fait de ne pas être d’accord sur des projets de politique publique, est un signe de vitalité citoyenne.
Pour avoir beaucoup analysé le mouvement des Gilets jaunes, puisque nous avions été saisis au départ par le gouvernement sur le Grand Débat, il s’agissait de tous types de publics partis d’une posture très simple, à savoir que le gouvernement avait des difficultés à apporter des solutions aux problèmes écologiques, économiques et sociaux auxquels ils étaient confrontés.
Cela apparaît dans l’analyse des mails envoyés au Premier ministre [Édouard Philippe, Ndlr], très positifs dans leur contenu. Lorsque je lui ai demandé s’il les avait lus, il m’a répondu : « Ah non ! j’en ai marre de me faire insulter. » Il y a cette erreur d’origine de considérer que le mouvement des Gilets jaunes était un mouvement de conflit. C’était un mouvement d’aide.
Le Grand Débat aurait pu être un beau débat. Pour moi, ça a été une occasion ratée, et c’est pour cela qu’on s’en est retiré, non sans difficulté politique. Il ne répondait pas aux standards de la participation tels qu’on les pratique.
Dans quelle mesure ?
Deux éléments ont vraiment bloqué. Le gouvernement voulait absolument fixer le cadre et s’y tenir. Au départ, il voulait d’ailleurs ne faire qu’un questionnaire. Là où nous lui recommandions de laisser le public fixer le champ du débat.
Surtout, l’Élysée a voulu relire le bilan avant qu’il soit publié, en contradiction avec le principe de neutralité. Nous lui avons répondu qu’étant une autorité indépendante, ce n’était pas possible.
D’autres principes de la participation du public fixés dans la convention d’Aarhus de 1998, et traduits en droit français, n’ont pas été respectés pour ce Grand Débat.
Celui de transparence : toutes les données doivent être publiques, ce qui n’a pas toujours été le cas. Et celui d’égalité de traitement : tout le monde a le même temps de parole, que vous soyez président de la République ou simple citoyen.
Ces tensions sont-elles aplanies ?
Pendant longtemps, il y a eu assez peu de travail avec le gouvernement. Avec le temps, ils ont un peu mieux compris les exigences de participation. Ils ont voulu en faire et se sont pris dans les dents tout ce qu’on leur avait dit, que ce soit sur le Grand Débat, sur la Convention citoyenne pour le climat…
Depuis, on travaille en meilleure intelligence. Ce qu’on leur a dit sur la nécessité d’un grand débat national préalable aux EPR a été entendu et le président l’a retranscrit dans son discours de Belfort.
Le gouvernement a aussi compris que nous étions une autorité indépendante. Ce n’est pas « pour ou contre le gouvernement ». Il y a un cadre légal, ce n’est pas un choix de nous saisir ou pas.
Les annonces sur le nucléaire faites par Emmanuel Macron à Belfort rentrent-elles dans ce cadre légal ?
Il a annoncé deux choses : d’une part, une grande concertation nationale pour préparer la future loi énergétique, qui doit être votée en juillet 2023 [comme prévu par la loi énergie-climat de 2019, Ndlr]. C’est une réponse à ce qu’on avait recommandé dès le 1ᵉʳ décembre.
D’autre part, un débat public sur les EPR. EDF doit nous saisir sur ces projets, c’est une obligation pour toute nouvelle installation nucléaire.
Ces différentes saisines sont sur la table et vont être étudiées par la CNDP très prochainement [la tenue d’un débat public sur le projet de construction de deux réacteurs EPR à Penly a été décidée le 2 mars]. Avant de dire qu’on fait des EPR, il faut débattre de la place du nucléaire dans la transition énergétique. Il faut mettre les choses dans l’ordre.
Cette annonce a pourtant bien été présentée comme une décision…
Malgré le discours du Président, juridiquement, nous en sommes au stade où tout peut être remis en question.
Nous avons réalisé le bilan de 17 ans de débat public sur le nucléaire. En général, les projets sont annoncés comme décidés avant même le débat. Il n’y a que sur le nucléaire qu’on retrouve cette constance incroyable.
C’est lié au caractère historique du nucléaire, décidé à la tête de l’État. Emmanuel Macron, d’ailleurs, s’est référé dans son discours à de Gaulle et Pompidou, à une époque où les dirigeants avaient une vision très pyramidale, décidaient du bien commun de la nation et de grands plans, ensuite mis en œuvre. Bien avant l’ensemble des lois sur la participation.
Beaucoup de gens considèrent que l’énergie n’est pas un domaine qui devrait être soumis à débat. Ils considèrent que cette question s’impose, qu’il n’y a pas le choix de produire ou pas.
Vous avez évoqué la Convention citoyenne pour le climat. Quel bilan en faites-vous ?
Dans son principe, comme outil délibératif, une convention est une excellente initiative. Ce n’est pas un exercice nouveau. La CNDP l’a utilisé plus d’une trentaine de fois. Cela fait partie de la panoplie de la participation, sans être un outil miracle. Mais il y a plusieurs écueils. D’abord, il faut que les règles du jeu soient fixées. Le président de la République l’avait fait en disant : « Je transmettrai sans filtre. » Mais il n’y avait pas de base légale permettant une garantie absolue de cette transmission « sans filtre ». Cela a été bloquant ensuite.
Il peut ensuite y avoir une vraie déconnexion entre ce qu’une convention citoyenne va proposer et le reste de la société. Les décisions prises à l’issue d’une convention ne sont pas du tout celles que prendraient spontanément les gens sans avoir eu toute une période de formation préalable ensemble. Et donc quand vous avez des débats qui engagent des questions de société, il ne faut jamais faire seulement une convention citoyenne, il faut mixer un exercice très grand public où tout le monde va pouvoir s’exprimer avec ses mots, ses émotions, ses doutes et ensuite un exercice délibératif, qui peut être en complément.
Durant ce quinquennat, plusieurs grands projets ont été abandonnés. Sentez-vous davantage de crispations en la matière ?
Il n’y a pas plus de crispation qu’avant. Il y a vingt ans, la conflictualité était déjà très forte. La CNDP est née du conflit sur le TGV Méditerranée.
Le but d’un débat public n’est pas de « faire passer » les projets ou de les rendre acceptables. Il s’agit de voir si le projet a un intérêt et sous quelles conditions il est faisable.
Notre-Dame-des-Landes est l’exemple type du projet envisagé depuis des années que personne n’a voulu trancher. C’est ce type d’indécision politique qui conduit effectivement à un conflit et à l’abandon du projet.
Concernant le terminal 4 de Roissy, la question de la compatibilité du projet avec les engagements climatiques de la France, récurrente lors de la concertation, n’a jamais eu de réponse, l’État et Aéroports de Paris se renvoyant la balle.
Sur la Montagne d’or, au moment de la saisine, on disait : « Tout le monde est d’accord. » Mais nous sommes allés rencontrer, en pirogue, les peuples autochtones concernés, qui ont dit : « Mais jamais de la vie ! »
On peut aussi citer Europa City, pour lequel on avait tiré la sonnette d’alarme. C’est ce qu’on entend à chaque fois dans les débats publics : « Ce sont des projets sur notre territoire, mais ce ne sont pas des projets de territoire, répondant à nos besoins. »
Donc, à chaque fois, vous aviez senti venir le problème ?
Les écueils se voient tout de suite. On essaie de jouer le rôle de révélateur. Pour autant, il y a très peu de projets abandonnés juste après la concertation. Ce fut le cas du projet de Route des Géraniums à La Réunion ou des nanotechnologies en 2009 [ce débat visait, pour les pouvoirs publics à « dégager les pistes appropriées à un développement responsable et sécurisé des nanotechnologies », Ndlr]. Mais on a quand même 58 % des projets qui sont modifiés après le débat public, en choisissant un autre scénario, une voie alternative…
C’est donc possible de faire émerger des compromis même sur des ZAD en puissance ?
Les modes d’expression de la conflictualité ont changé. Elle se voit plus en raison de l’effet de masse sur les réseaux sociaux. Mais elle était déjà présente. Le débat sur les nanotechnologies en 2009 a été interrompu parce qu’il y a eu des jets d’acides, des menaces de mort… Sur Cigéo [projet de stockage géologique des déchets radioactifs ultimes en Meuse et Haute-Marne, Ndlr], le débat a aussi été extrêmement violent, car les gens pensaient que tout était déjà décidé, ce qui a exacerbé les tensions. Il y a des sujets sur lesquels il y a des cristallisations extrêmement fortes et le nucléaire en fait partie. Mais on arrive à faire débattre. Par exemple, sur le plan national de gestion des matières et déchets radioactifs, on y est parvenu alors qu’on n’avait pas réussi à mettre les gens autour de la table sur le nucléaire depuis très très longtemps.
Quel bilan tirez-vous de la simplification de la participation du public menée durant ce quinquennat ?
Depuis vingt-cinq ans que la CNDP existe, ce gouvernement est le premier qui a réduit le champ de la participation du public. Aucun gouvernement, de droite comme de gauche, ne l’avait fait auparavant. Ils n’avaient soit rien fait, soit augmenté le champ de ce droit.
Je retiens trois reculs vraiment fondamentaux sous ce quinquennat [via la loi d’accélération et de simplification de l’action publique de 2020, Ndlr]. D’abord la forte réduction du droit d’initiative, qui ouvre la possibilité à un collectif de demander une concertation préalable sur certains projets pour lesquels ce n’est pas obligatoire. Le délai d’exercice de ce droit a été divisé par deux, de quatre à deux mois, sous ce quinquennat. Cela le rend quasiment impossible à exercer. Il faut connaître l’existence du projet, annoncé au fin fond du site internet d’une préfecture, puis s’organiser pour demander une concertation. Là où nous demandions de donner beaucoup plus de publicité aux projets, par exemple avec un site unique les regroupant tous.
Deuxième énormissime régression : les seuils financiers d’un projet au-delà desquels la participation du public est obligatoire ont été multipliés par deux. Auparavant de 300 millions d’euros, le seuil de saisine obligatoire de la CNDP pour un équipement industriel est passé à 600 millions. Une division par deux, finalement, du droit à la participation et à l’information.
Le troisième élément est le remplacement des enquêtes publiques par la participation par voie électronique. C’est sûr qu’il faut moderniser l’enquête publique, mais une procédure 100 % numérique n’est pas la bonne réponse. Vous privez de leur droit les 14 % de la population qui n’ont pas accès au numérique. Et beaucoup de personnes ne maîtrisent pas la lecture ou l’écriture. Il faudrait toujours conserver une phase de présentiel, où ces personnes seraient aidées à contribuer au débat.
C’est une évolution assez inquiétante et honnêtement, cela ne fera pas gagner une seconde de délai. Sur les 100 plus gros projets soumis à débat public depuis vingt-cinq ans, dix sont sortis de terre. Ce n’est pas lié à la participation, mais à l’obtention des financements, à un éventuel changement de majorité…
De nombreux rapports [Muschotti, CGEDD, Guillot, Bernasconi, Ndlr] ont été rendus sur la participation du public, dont certains pointant une limite du dispositif français. Que cela vous inspire-t-il ?
Nous avons été auditionnés à chaque fois et ne comprenons pas bien pourquoi autant de rapports sont demandés pour in fine ne rien décider… J’imagine que le candidat Macron va les utiliser pour faire des propositions. Je n’ai rien vu à ce sujet dans les programmes des autres candidats.
C’est inquiétant, car il y a une énorme demande de participation en soutien de la démocratie représentative.
Lors des dernières municipales, des listes ont été élues, partant vraiment du principe qu’on ne fait pas un programme tout fait et qu’on propose une méthode de gouvernance pour trouver certaines solutions ensemble. C’est ce qui a été choisi à Poitiers, Bordeaux, Lyon, Strasbourg, Grenoble… C’est une évolution assez profonde pour faire de la politique.
Vous citez toutes les villes écologistes…
Il y a des écologistes, des gens de gauche, je ne juge pas de leur couleur politique. Ce qui est frappant, c’est qu’ils ont gagné, en courant le risque de se faire reprocher de ne pas exercer leurs responsabilités, et alors qu’on disait « les gens veulent des solutions concrètes ». Cette offre d’une nouvelle manière de faire a été privilégiée dans ces grandes villes, on verra le résultat après.
N’y a-t-il pas un risque d’affaiblissement de ces dispositifs ?
Il y a du « citizen washing ». Volontaire quand, au nom de la participation, on fait de la communication politique. Et puis involontaire quand on pense sincèrement faire de la participation, mais qu’on n’a pas nécessairement les bons outils ou principes. C’est un exercice très difficile. On ne peut pas non plus tout mettre en débat, sinon il y a un moment où le public ne vient plus participer.
Baignant dans le monde de l’environnement depuis maintenant très longtemps, je n’ai en réalité découvert la question de la participation du public qu’à la CNDP. Je confondais beaucoup les outils et la participation. La question à se poser est la place donnée aux citoyens dans la décision. En tant que l’une des artisans de la méthode Grenelle, j’ai longtemps confondu participation du public et participation des parties prenantes. Si l’on refaisait le Grenelle maintenant, il faudrait une démarche participative parallèle.