Lors de vos auditions au Parlement en décembre 2023, vous disiez vouloir renforcer les rôles de l’Autorité de régulation des transports (ART). Où en êtes-vous ?
Les quelques mois que j’ai passés à l’ART me confirment que c’était une bonne idée. L’ART est une autorité qui s’est constituée par sédimentation progressive [le ferroviaire, puis les cars Macron, les autoroutes, les aéroports, les transports publics en Île-de-France, les services numériques multimodaux, Ndlr]. Aujourd’hui, l’Autorité donne un avis conforme sur la tarification ferroviaire, elle donne un avis non conforme sur les autoroutes, elle homologue les tarifs aéroportuaires : il y a des niveaux d’intervention différents qui sont la résultante de cette sédimentation. [En outre], l’ART est davantage une autorité de régulation des modes de transport qu’une autorité de régulation du système de transports dans sa globalité, notamment à travers la multimodalité. Le moment est venu de s’interroger sur l’acte 2. Il y a sans doute des évolutions à apporter dans les mois et années qui viennent. Ce n’est pas nous qui déciderons, mais nous pouvons proposer. J’aimerais que l’on réponde à la question : “Un régulateur, ça fait quoi ?”
Lors de vos auditions, vous aviez notamment évoqué un renforcement du rôle de l’ART en matière de transition écologique…
Les transports représentent 30 % des émissions de gaz à effet de serre et 15 % du budget des ménages.
Ce qui fait l’intérêt général d’un régulateur, c’est [d’abord] de faire en sorte que l’on puisse choisir les modes de transports les plus vertueux possibles d’un point de vue environnemental. Vouloir favoriser la concurrence ferroviaire, c’est vouloir que davantage de gens basculent vers ce mode. […] Il faut pleinement ancrer l’action de l’ART dans cette question de l’environnement.
Notre deuxième mission stratégique, c’est la maîtrise des prix, essentielle dans la période qui court. Il faut veiller à ce que les situations de monopole – durables ou plus limitées dans le temps comme dans les concessions – ne se fassent pas au détriment des usagers. Ce n’est pas une mission nouvelle, mais la concevoir plutôt sous cet angle des prix ou des coûts supportés par la collectivité me semble un axe important.
Jusque-là, c’était plutôt considéré d’abord sous le prisme de la concurrence…
Exactement. La concurrence c’est bien, mais la concurrence pour quoi ? La concurrence en soi n’est pas un objectif […], c’est un truc très technique qui ne parle pas aux gens. Les prix ça parle. Nos avis ont permis aux usagers d’économiser 300 millions d’euros sur les péages autoroutiers depuis 2015 et aux compagnies aériennes plus de 47 millions d’euros pour l’utilisation des infrastructures aéroportuaires depuis 2019.
Il faut aussi regarder les prix par rapport à la qualité de service : c’est le troisième sujet stratégique. Concernant le ferroviaire, nous avons publié une étude très importante en juillet 2023 qui indique, en fonction du niveau d’investissement consacré au réseau, la qualité de service qu’il doit fournir, maintenant et à terme. C’était concomitant avec les travaux du Conseil d’orientation des infrastructures et cela a totalement validé le scénario dit de transition écologique. Nous avons montré que le scénario actuel aboutissait presque mécaniquement à l’appauvrissement du réseau, à l’augmentation des coûts d’exploitation et même à des pertes de trafic.
Comment jouer tout votre rôle face aux pouvoirs publics ?
Un régulateur a, je crois, deux moyens d’intervention. Le premier est d’être un régulateur au sens juridique du terme [avis, procédures en manquement, règlement des différends, Ndlr]. Le deuxième est d’être ce qu’on appelle un “tiers de confiance”. Nous avons, avec le temps, développé une masse importante de connaissances. Nous avons une complète indépendance et donc sur des sujets déterminés, on émet des études neutres, très factuelles, après consultation des parties prenantes. Notre statut nous permet de dire des choses.
Je connais bien l’État [relire nos briefings ici et là, Ndlr] et je sais très bien le rôle que nous pouvons jouer en appui de la puissance publique. Un régulateur peut apporter l’expertise, la capacité à mettre des acteurs autour de la table de manière neutre.
Les commissions du Développement durable de l’Assemblée et du Sénat sont aussi très friandes d’informations. J’ai proposé de venir les voir sur une base régulière.
De même, les autorités organisatrices [AO] sont devant un énorme défi actuellement : celui de mettre en concurrence. C’est très, très dur. Que les AO qui le souhaitent puissent se servir du régulateur comme d’un tiers de confiance, c’est quelque chose qu’il serait souhaitable de développer. Mais nous nous garderons bien de donner un avis conforme à la décision d’une AO. Un régulateur, c’est un régulateur : il n’est ni l’État, ni l’autorité organisatrice.
Dans le domaine ferroviaire, vous serez attentif à la façon dont vos préconisations sur l’actualisation du contrat de performance de SNCF Réseau seront suivies…
Il appartient à l’État de faire ses choix. Mais nous allons rappeler tout ce qui a été dit pour que ce contrat soit le meilleur possible. Pour nous, ça veut dire qu’il doit mettre en musique la trajectoire dite de transition écologique et donner une vision cible de l’état du réseau : il faut réussir à faire un lien entre l’investissement qu’on fait et l’état du réseau. Si ce n’est pas la trajectoire de transition écologique qui est retenue, il serait bien de dire à quel état du réseau cela aboutira. Il ne faut pas tromper tout le monde. Il faut que le débat soit clair.
L’ART avait dézingué le précédent contrat de performance… Qu’est-ce qui ferait que votre avis soit différent cette fois ?
Cette fois, le Conseil d’orientation des infrastructures a déjà pris sa position très clairement. Élisabeth Borne, lorsqu’elle était Première ministre, avait elle-même pris une position très claire sur le sujet.
Je ne suis pas quelqu’un qui « dézingue », j’aime bien obliger les gens à rentrer dans des logiques de pas. Ce qui est important, c’est que ce contrat marque aussi un pas dans la programmation des investissements. La loi Serm le prévoit : il doit y avoir une planification précise des investissements sur trois ans, au sujet de laquelle le régulateur se prononce. Pour nous, il faudrait également que cette programmation se fasse en vision sur dix ans. Cela me paraît être un bon objectif.
Nous souhaitons aussi qu’il y ait des objectifs de qualité de service beaucoup plus impératifs. S’il y a tout cela, nous serons peut-être encore critiques, mais nous nous efforcerons d’avoir une critique constructive.
Quid de l’avenir des concessions autoroutières ? Vous dites que c’est une « grande question »…
D’abord, les concessions se terminant à partir de 2031 – c’est demain matin – comment se passe la fin ? On n’a jamais fini une concession autoroutière. La question des biens de retour est une étape sensible, complexe. La DGITM a commencé les discussions avec ceux qui arrivent les premiers [la Sanef, Ndlr]. Il faut s’assurer aussi que tout ce qu’il y avait dans le contrat a bien été mis en œuvre. Si ce n’est pas le cas, est-ce que c’est encore pertinent que ce soit fait ?
Dans ces fins de contrats, une dimension me paraît essentielle et n’attendra pas les nouveaux contrats : il y a probablement des investissements à faire pour adapter les infrastructures à une électrification plus importante des véhicules.
Il faudra alors allonger les concessions ou augmenter les péages ?
Cela dépend de l’équilibre économique. Il faut voir si tous les investissements prévus au contrat ont été faits. Peut-être ne doivent-ils pas être réalisés s’ils ne sont pas utiles, et que d’autres doivent être faits à la place ? Donc il ne s’agit pas nécessairement d’un allongement ou d’une augmentation des péages. Ce n’est pas un débat simple.
Et après ?
Il faut mener très rapidement la réflexion sur le schéma futur. L’échec majeur serait qu’on soit coincés par les délais et qu’on dise “bon, on va prolonger”.
Ce système remonte à 1955. Nous ne sommes plus dans la même problématique de développement d’un réseau. Nous avons aujourd’hui des problématiques d’exploitation, de décarbonation. Un outil fait en 1955 n’est plus adapté. La mise à plat à faire dans l’année ou dans les dix-huit mois qui viennent est à notre avis absolument indispensable. Il n’y a pas d’autre option. Si l’on restait dans les recettes anciennes des concessions historiques, ce serait clairement un échec collectif.
Je ne sais pas comment le nouveau ministre [Patrice Vergriete, Ndlr] va relancer la réflexion qui avait été annoncée par son prédécesseur. Quelles qu’en soient les modalités, je souhaite que l’ART soit présente.
Deux de vos avis ont été récemment attaqués devant le Conseil d’État, par une société d’autoroute et par les Régions sur les tarifs ferroviaires. De quoi cette remise en cause est-elle le signe ?
Je pense que notre rôle devient de plus en plus important et que plus la compétition devient dure, plus on essaye d’en découdre avec l’arbitre. Je le vois comme un signe de maturité du régulateur. Il faut s’attendre à des recours. Cela veut dire que nous sommes dans le jeu, et qu’il y a de gros sujets derrière.
La portée de vos avis va-t-elle être étendue dans le domaine aéroportuaire ?
Aujourd’hui, on homologue des tarifs à l’année. Certains nous disent que ça ne donne pas de visibilité suffisante. Le précédent ministre [Clément Beaune, Ndlr] a décidé, notamment sur la base de nos recommandations, de mettre en place par décret des contrats pluriannuels qui s’appellent des contrats de régulation économique (CRE).
Notre manière de naviguer là-dessus est en cours de discussion dans le projet de loi d’adaptation au droit de l’UE (article 20). En général, quand il y a des projets de textes réglementaires sur les secteurs régulés, le régulateur donne un avis simple. Nous n’avons pas [cette possibilité] dans le domaine aéroportuaire, mais cela va changer. On sent bien que dans ce secteur, nous sommes en train d’arriver à une plus grande maturité de régulation : c’est un élément de l’acte 2 que j’évoquais.
Clément Beaune avait saisi l’ART à propos de la fermeture de la gare routière de Bercy, quelle est la suite ?
Notre objectif est de publier à mi-année 2024, probablement avant les Jeux olympiques, le compte rendu du travail de recherche de solutions que l’on mène avec les acteurs. Cela peut faire très mal à une activité qui a besoin, comme tout opérateur, de visibilité, de temps pour s’organiser et de vraie cohérence de marché. Nous serons soucieux d’essayer de proposer toutes les solutions possibles et de s’assurer qu’elles soient économiquement viables.
Bercy, c’est paroxystique, mais la question des gares est essentielle partout ailleurs. La question de la multimodalité se joue dans les gares ferroviaires, routières, aéroportuaires. Et parfois c’est un peu l’impensé du système. La pensée des transports français est une pensée de réseaux, moins une pensée des points nodaux. Ce qui est capital aujourd’hui, ce n’est plus la ligne mais les points nodaux.
Vous comptez aussi vous emparer de la compétence que vous a donnée la LOM sur la billettique…
C’est un sujet sur lequel nous allons, dans les mois qui viennent, probablement donner notre approche, parce que la LOM n’est pas forcément très précise. Nous allons publier nos lignes directrices, parce qu’on commence à avoir des sollicitations. C’est un sujet très sensible parce que la valeur d’une entreprise se réalise souvent dans les données. Ces informations-là, ce sont des éléments essentiels de la mise en concurrence. Un régulateur essaye de veiller à ce que tout le monde parte d’un même pied.
Vous souhaitez étendre vos compétences, mais vous avez failli perdre, faute de moyens, celle d’arbitre des différends entre IDFM et la RATP sur l’ouverture à la concurrence des bus franciliens…
La LOM a voulu nous mettre en juge sur les transferts de personnels entre centres bus. C’est très complexe. Cela exige des compétences qui ne s’apparentent pas tellement aux compétences classiques du régulateur. Quand on a une compétence orpheline, on désoptimise un système, on ne peut pas mutualiser donc on a besoin de plus de gens. Mais maintenant que nous avons la compétence, on la garde. Nous l’exercerons si l’on nous saisit. Pour l’instant ce n’est pas le cas.
Mais vous l’avez compris, s’il y a beaucoup d’idées pour utiliser plus et mieux le régulateur, cela pose la question de ses moyens, c’est évident. Pour l’instant, on est un peu à l’os. Si l’on évoque un temps nouveau, un acte 2, la question des moyens budgétaires et humains se posera. Actuellement, nous sommes 102 pour six secteurs à réguler. Moins que les régulateurs des télécoms (Arcep, 185 agents pour trois secteurs) ou de l’énergie (155 agents pour deux marchés). Le rôle qu’on voudra faire jouer à l’ART dépendra beaucoup des moyens qu’on nous donnera.
Ce n’est pas le bon moment pour réclamer de l’argent…
Voyons ce que peut coûter un régulateur et ce qu’il rapporte. Quand il fait baisser le prix des péages, il rapporte aux usagers, et ça se compte en millions. Si l’objectif de l’État est de contenir l’inflation, cela y contribue. Notre budget est passé de 14 à 15 millions d’euros dans la loi de finances pour 2024. Nous estimons que le niveau adapté de dotation, au regard des homologues français et européens, est de l’ordre de 20 millions d’euros. Je sais bien que les petits ruisseaux font les grandes rivières, dans mon précédent métier [directeur général de Voies navigables de France, Ndlr] je l’ai bien appris, mais quand même…