Le lobbying autour de la confidentialité des communications est parfois décrit à Bruxelles comme un cas d’école.
Dès sa parution en janvier 2017, le règlement dit e-privacy est très mal accueilli par la quasi-totalité de l’écosystème de l’économie numérique (télécoms, plateformes, e-commerce, éditeurs de presse, publicité en ligne…). Tous estiment que le texte met en péril leur modèle économique en rendant plus difficile l’utilisation des données, métadonnées et contenus des utilisateurs à des fins commerciales.
Petits déjeuners, conférences, lettres, études, tweets, vidéos, rencontres bilatérales, amendements envoyés clés en main… Le Parlement européen est immédiatement pris d’assaut par les représentants d’intérêts de tous bords.
En dépit de ces démonstrations de force – tellement inhabituelles que la Commission a jugé utile d’intervenir pour défendre publiquement sa proposition – les entreprises perdent la première manche. La version du texte adoptée in extremis par le Parlement européen le 27 octobre est jugée encore plus défavorable par l'industrie que celle de la Commission.
La balle est maintenant dans le camp des États. Et si influencer le Parlement européen est une chose, convaincre le Conseil en est une autre.
Les capitales, le nerf de la guerre
"Il est difficile de faire du lobbying auprès des États à Bruxelles", explique la directrice du bureau européen de la fédération allemande des organisations de consommateurs, Isabelle Buscke.
Le centre de gravité des débats n’est plus dans la capitale européenne, au sein de cette "bulle" bruxelloise concentrée dans les quelques rues du quartier Schuman, explique un lobbyiste du numérique :
"La conversation se tient maintenant dans 27 endroits différents, ce qui change la dynamique."
À Bruxelles, les positions des États ne font qu’être relayées : le réel pouvoir décisionnaire est détenu par les gouvernements nationaux. Sur le règlement e-privacy, plusieurs ministères sont souvent chargés de la définition des positions nationales, ce qui multiplie encore les lieux d’influence.
En France, la direction générale des Entreprises, à Bercy, est à la manœuvre, mais les ministères de la Culture, de la Justice et de l’Intérieur participent aussi aux travaux.
C’est pourquoi les organisations bruxelloises qui en ont les moyens ont prévu de déployer leurs réseaux nationaux – une méthode plus efficace pour se faire entendre par les États.
Le lobby DigitalEurope va s’appuyer sur ses 40 associations nationales – dont Syntec numérique en France –, explique sa directrice générale, Cecilia Bonefeld-Dahl :
DigitalEurope représente Google ou Microsoft.
"Nous travaillons étroitement avec nos associations nationales et les entreprises que nous représentons – qui sont également présentes dans les pays – pour faire passer les messages clés à tous les décisionnaires importants."
Les organisations bruxelloises se trouvent donc parfois cantonnées au second plan de la stratégie d’influence des États.
"Ici à Bruxelles, nous ne pouvons que coordonner", admet une représentante d’intérêts.
Lutte inégale et front désuni
À ce jeu, les différences de moyens entre lobbys deviennent criantes.
Pour l’analyste politique de l’ONG de défense des droits Access Now, Estelle Massé, le secteur privé part avec un avantage :
"Contrairement à nous, les entreprises ont des bureaux dans les capitales, elles ont la possibilité de faire du lobbying dans plusieurs endroits."
À titre d’exemple, le budget annuel de lobbying de DigitalEurope était de 1,9 million d’euros pour l’année 2016 – sans compter les fonds utilisés directement dans les capitales par leurs membres et les entreprises qu’ils représentent. Celui d’Access Now se situe entre 200 000 et 300 000 euros pour la même année – soit près de dix fois moins.
Au sein même de l’industrie, le jeu est inégal, car les gouvernements préfèrent défendre leurs champions nationaux.
Un représentant d’intérêts prédit que "les éditeurs de presse vont être les seuls capables de faire bouger les choses au Conseil – peut-être aussi les télécoms" – deux industries historiquement protégées par les États. Un sentiment largement partagé par l’ensemble des parties prenantes.
Madrid s’est par exemple souvent fait le relais des demandes de son opérateur historique, Telefónica.
Les récents propos de la ministre française de la Culture, François Nyssen, qui reprennent presque mot pour mot les arguments des éditeurs, confirment cette théorie.
Sur l’e-privacy, cette inégalité de moyens et d’importance aux yeux des États est accentuée par le lobbying "fragmenté" de l’écosystème du numérique.
Lors des négociations sur le règlement sur la protection des données – dit RGPD – entre 2012 et 2016 (relire nos articles), une coalition de lobbys regroupant plateformes, éditeurs, publicité en ligne a été créée. Ce n’est pas le cas pour l’e-privacy.
Car tous les acteurs ne veulent pas la même chose : alors que les entreprises de télécoms européennes sont focalisées sur le traitement des métadonnées, les plateformes américaines s’intéressent plus à celui des contenus.
Les RP, un passage obligé malgré tout
Si le centre de gravité des débats s’est déplacé dans les capitales, négliger les attachés des représentations permanentes auprès de l’UE (RP) est une erreur. Il faut "garder les RP dans la boucle", affirme un lobbyiste.
Souvent perçus comme des intermédiaires, les attachés des représentations permanentes (RP) sont sur le terrain des discussions. Eux seuls peuvent informer les parties prenantes en temps réel de l’état des débats au Conseil.
Sur ce texte, les représentants d’intérêts à Bruxelles se heurtent cependant à un handicap bien particulier. Le règlement e-privacy vient compléter celui sur la protection des données (RGPD). Or, si les lobbyistes qui ont travaillé sur le RGPD sont souvent les mêmes que ceux qui œuvrent maintenant sur l’e-privacy, les attachés des RP ont changé. Le RGPD dépendait du Conseil Justice, et l’e-privacy du Conseil Télécoms.
Non seulement les relations nouées sont inutiles, mais les parties prenantes se trouvent souvent face à des interlocuteurs qui découvrent le RGPD – un texte particulièrement long et technique.
Un problème que les lobbyistes n’ont pas rencontré au Parlement, car l’équipe de négociation est restée sensiblement la même.
Les eurodéputés Jan Philipp Albrecht (Verts), Marju Lauristin (S&D), Sophie in’t Veld (ADLE) ou encore Cornelia Ernst (GUE) ont travaillé sur les deux textes en commission Libertés civiles, saisie au fond.
Un autre obstacle attend les représentants d’intérêts sur l’e-privacy. Un article du texte concerne directement les États (article 11), et leur permet de contourner le règlement quand la sécurité nationale est en jeu.
Le responsable de la protection des données de l’Interactive Advertising Bureau (IAB Europe), Matthias Matthiesen, craint donc que certaines demandes du secteur privé ne passent à la trappe à cause de ces exceptions :
Les cookies permettent de pister les comportements des internautes, comme leur navigation en ligne.
"Les États membres pourraient dépenser beaucoup de capital politique sur l’article 11, il est donc possible qu’ils attachent moins d’importance aux cookies."
La présidence bulgare espère parvenir à une position des États pour le Conseil Télécoms du 8 juin 2018.
État des lieux des débats à Bruxelles
Présenté par l’exécutif européen en janvier 2017, le texte vise à faire appliquer les mêmes règles aux télécoms et aux nouveaux acteurs du net concernant la confidentialité des communications. Il fait du consentement de l’utilisateur la base juridique du traitement des communications électroniques, prévoyant quelques exceptions.
Le Parlement a adopté sa position en commission Libertés civiles le 19 octobre et en plénière le 27.
Depuis le mois de juillet 2017, la présidence estonienne a publié quatre projets de compromis (ici, ici, ici et ici). Son rapport d’étape, présenté au Conseil télécoms du 4 décembre, fait état de très peu de progrès. Les Bulgares, qui ont pris le relais en janvier 2018, tablent sur une approche générale d’ici l’été.