Quand Thierry Breton a quelque chose à dire, il ne se prive pas. Dernier exemple en date : une interview donnée au Financial Times, le 7 février. Le commissaire européen y critique à mots couverts les arbitrages rendus en haut lieu sur le nouvel assouplissement des aides d’État aux entreprises, pilier de la réponse au vaste plan américain de soutien à l’économie – connu sous le nom d’« Inflation Reduction Act » (IRA), promulgué par Joe Biden en août dernier.
C’est la énième fois, depuis 2020, que l’UE entend faciliter le versement de subventions nationales. Elle l’a fait pour aider les entreprises européennes à passer la crise sanitaire, puis la guerre en Ukraine, encore une fois au moment de la crise de l’énergie et, désormais, pour rivaliser avec les mesures protectionnistes américaines, d’un montant de plus de 360 milliards de dollars. « Nous vivons dans une ère de crise permanente », argue l’ex-ministre français de l’Économie, qui plaide dans le quotidien anglo-saxon pour un régime permanent plutôt que pour cette procession de décisions temporaires. « Nous ne pouvons pas continuer à avoir un marché unique qui fonctionne bien si tous les deux ans on remet sur le tapis les mêmes discussions », juge-t-il.
Voilà qui résume la méthode Breton, parfois détonnante, rodée depuis son arrivée à Bruxelles, en décembre 2019 : l’iconoclaste commissaire européen n’hésite pas à défendre ses arguments pied à pied, quitte à contourner ses pairs et à prendre des libertés avec les règles de la bienséance en usage à la Commission. Quitte aussi à agacer.
« Je ne demande la permission à personne, c’est mon rôle »
« Thierry Breton a toujours raison sur tout, ce qui, mathématiquement, ne peut pas être vrai », cingle un habitué des sphères bruxelloises, qui le pratique depuis de nombreuses années.
La méthode a toutefois des vertus, selon un lobbyiste français. « Il a le mérite de porter les sujets et s’il doit se fâcher avec des collègues, il le fait », relève ce professionnel, qui « n’avait pas forcément vu un tel niveau d’engagement » chez les précédents commissaires tricolores, dont Pierre Moscovici, chargé des Affaires économiques sous l’ère Juncker (2014 – 2019). « Thierry Breton prend son bâton et il y va, ça force le respect », abonde une source à la Commission, qui a souvent eu affaire avec le cabinet du Français.
« Je ne demande la permission à personne, c’est mon rôle », confirme l’intéressé à Contexte, presque offusqué quand on lui demande s’il avait un mandat de sa présidente, Ursula von der Leyen, pour faire, ces dernières semaines, le tour des capitales et des entreprises pour parler de l’IRA.
Hyperactivité
Cet ex-écrivain, ex-professeur à Harvard et ex-patron de la tech, venu sur le tard à la politique active, a fait la preuve de son hyperactivité par trois fois au moins depuis son entrée au Berlaymont, le siège de la Commission. D’abord lors de la crise sanitaire, qui a révélé les carences industrielles de l’UE dans la production de vaccins, puis dans le dossier de la régulation du numérique, son sujet fétiche depuis toujours et, enfin, sur l’IRA.
« Une situation de crise favorise l’hyperactivité. Et c’est rassurant d’avoir quelqu’un qui se bouge », fait-on valoir au sein de la Commission.
Thierry Breton a été l’un des premiers à lancer l’alerte au plus haut niveau sur les conséquences potentiellement dévastatrices des mesures américaines sur l’industrie européenne, menacée par une grande fuite des capitaux. À l’automne, il fait plusieurs interventions publiques, dans lesquelles il dénonce la « distorsion de concurrence » provoquée par l’IRA, brandit la menace d’une plainte devant l’Organisation mondiale du commerce et plaide pour des mesures européennes « comparables ». « J’ai parfaitement compris ce que faisait Joe Biden », dit-il aujourd’hui. Le commissaire a une « vision » et tient à le faire savoir.
Réplique des partisans de la prudence
Dans un premier temps, le récit narré par Thierry Breton s’est propagé à Bruxelles. On en trouve la trace dans la note sur le « Made in Europe » que le gouvernement français a fait circuler à la mi-janvier parmi les Vingt-Sept. Puis dans un discours prononcé par Ursula von der Leyen à Davos le 17 janvier – la présidente de la Commission européenne reprenait à son compte l’idée d’une nouvelle législation industrielle et défendait à nouveau la pertinence d’un fonds de souveraineté européen. Avant Davos, « j’en ai beaucoup parlé avec elle », glisse-t-il. Manière de dire qu’il existe une ligne de dialogue directe entre lui et sa supérieure, de qui dépendent tous les grands arbitrages.
Le cabinet du président du Conseil européen, Charles Michel, a par ailleurs rédigé, fin janvier, un projet de conclusions du sommet du 9 février très en phase avec le plan défendu au même moment par Thierry Breton. Il y était question d’un assouplissement des aides d’État, de nouvelles flexibilités accordées aux États membres dans l’utilisation des enveloppes déjà existantes – notamment le fonds de relance post-Covid –, d’une nouvelle capacité d’emprunt des États membres via la Commission et du fonds de souveraineté. Quatre points également cités par Thierry Breton dans son interview à Contexte. « Si on additionne tous ces outils possibles de financement, chacun peut s’y retrouver », jugeait-il fin janvier, estimant un consensus « possible ».
Une seconde phase s’est ensuite ouverte, durant laquelle les partisans de la prudence ont répliqué. C’est vrai parmi les Vingt-Sept, où les États dits « frugaux », conduits par les Pays-Bas, ont fait reculer le cabinet de Charles Michel sur l’emprunt et, en partie, sur le fonds de souveraineté.
« Il n’y pas de hiérarchie au Collège des commissaires »
Le discours de Thierry Breton, en particulier, et de la France, en général, a également réveillé des réticences à la Commission européenne. En témoigne une tribune publiée dans le Financial Times par les trois vice-présidents exécutifs, Valdis Dombrovskis, Frans Timmermans et Margrethe Vestager, dans laquelle les signataires tancent ceux qui, en Europe, appellent « à une réponse sur le même modèle que l’IRA ». Une allusion au commissaire français, selon l’entourage de l’un des trois auteurs.
Cet épisode a offert au passage une nouvelle illustration des relations parfois tumultueuses qu’entretient Thierry Breton avec certains de ses collègues, en particulier les trois vice-présidents exécutifs. Le Français semble ne jamais s’être accommodé de ce statut privilégié, taillé sur mesure pour trois membres du collège en 2019. « Il est exclu des discussions régulières entre Ursula von der Leyen et les vice-présidents exécutifs, ça l’énerve », observe un responsable à la Commission.
« Il n’y a pas de hiérarchie », élude le Français, invoquant le principe de la collégialité au sein de l’institution : « un commissaire, une voix ». Il est vrai que les traités et le règlement intérieur de la Commission ne font nulle part mention de « vice-présidents exécutifs », qui auraient un ascendant sur les autres.
« On ne peut pas dire “tu dois faire ça” à quelqu’un comme Thierry Breton, ça ne marche pas », analyse une source européenne.
Symbiose avec l’Élysée
Comme souvent, le choc des ego révèle aussi des différences de fond, singulièrement entre Thierry Breton et la Danoise Margrethe Vestager, pourtant issue comme lui des rangs de Renew (libéraux). Il dit défendre la souveraineté de l’UE et le renouveau de l’industrie ? Ses détracteurs l’accusent de servir avant tout les intérêts des grands groupes industriels et du tandem franco-allemand, ce qui lui vaudrait les faveurs de l’Allemande Ursula von der Leyen. Et ses arguments sur la souveraineté paraissent en telle symbiose avec ceux de l’Élysée qu’on le soupçonne régulièrement, à Bruxelles, d’être la voix de la France au sein de la Commission.
Pourtant, même ceux qui ne le portent pas dans leur cœur lui reconnaissent son indépendance d’esprit, qui le rendrait imperméable aux pressions. Lui brandit les traités, qui font des commissaires de purs serviteurs des intérêts européens.
En face, son alter ego danoise s’est faite, depuis 2014, la chantre de la concurrence libre et non faussée et des intérêts des petits pays, soucieuse de l’équilibre du marché intérieur.
En quatre années de compagnonnage à la Commission, les deux ont ferraillé sur plus d’un dossier, comme la législation européenne sur les semi-conducteurs – le Chips Act, présenté en 2022. Le Français a alors réussi à faire prévaloir sa vision d’une Europe souveraine aux dépens de la Danoise. C’est l’une des victoires remportées par Thierry Breton, qui a également obtenu gain de cause sur la cartographie des écosystèmes industriels européens, un concept qui lui est cher.
Cette série de victoires est émaillée par une défaite notable, le Conseil du commerce et des technologies, le « TTC ». Monté par la Commission après une visite de Joe Biden en 2021, c’est un bidon d’huile versé dans les rouages transatlantiques, grippés par les conflits commerciaux des trois dernières années et la course européenne à la régulation du numérique. Porté par Margrethe Vestager et Valdis Dombrovskis, le « TTC » apporte un regard américain sur les normes techniques européennes, auxquelles le commissaire français tient tant.
Des appuis parmi les commissaires
À la Commission, « l’influence dépend des solidarités qu’on arrive à nouer à l’intérieur du collège et il n’est pas dans ces jeux-là », note un bon connaisseur des institutions. Le commissaire français n’est toutefois pas isolé, puisqu’il entretient une proximité, personnelle et idéologique, avec le Belge Didier Reynders (Justice), le Luxembourgeois Nicolas Schmit (Emploi) ou l’Italien Paolo Gentiloni (Économie), avec lequel il cosigne nombre de tribunes.
Est-ce un acte manqué ? Quand on lui demande avec quels commissaires il collabore le plus, il omet de citer spontanément Margrethe Vestager, avec qui il travaille « sur les aspects de concurrence, qui sont particuliers ».
Le « levier incontournable » de ses directions générales
Dans cette incessante bataille d’influence, Thierry Breton aligne deux puissantes cohortes, la Direction générale de l’industrie (DG Grow) et celle du numérique (DG Connect), sur lesquelles il a la main. La DG Grow est pilotée par une fidèle, l’Allemande Kerstin Jorna, qu’il a un temps voulu placer à la direction de son cabinet, avant de faire machine arrière à la demande de Paris. À ces deux mastodontes administratifs s’ajoute la Direction générale de l’industrie de la défense et de l’espace (DG Defis), également placée sous sa houlette. « Ce sont des leviers incontournables », estime le commissaire.
Il a ainsi pu s’appuyer sur les services de la DG Grow pour réfléchir, dès le mois de décembre, à une nouvelle législation sur l’industrie zéro émission – cette fameuse loi qu’Ursula von der Leyen a glissée dans son discours de Davos.
Le cabinet Breton se dit (très) satisfait du directeur général de la DG Connect, l’ingénieur italien Roberto Viola, en poste depuis huit ans – une longévité rare. Il a produit quantité d’initiatives depuis qu’il est sous les ordres de Thierry Breton et il a mené la régulation des plateformes à bon port. Est-ce pour autant un fidèle ? « Il est très intelligent pour négocier les impératifs politiques. Il sait naviguer dans ces demandes, tout en maximisant sa marge de manœuvre. C’est beaucoup plus difficile de dire non à Breton ou Vestager qu’à des commissaires faibles », analyse un fonctionnaire.
Une implication à géométrie variable
L’ex-patron de Bercy use aussi de son expertise technique, de sa passion affichée pour les sujets industriels pour mettre ses services à l’épreuve, tester la solidité des propositions législatives en soulevant parfois des aspects ultratechniques. « Il a inversé le fonctionnement avec les services. Ceux-ci arrivent, proposent leurs idées, et inévitablement, à chaque fois, le commissaire les renvoie faire leurs devoirs. Chaque équipe est passée à travers cette expérience, à la Connect et à la Grow », note une source européenne.
Revers de la médaille : selon plusieurs interlocuteurs, le soutien politique du commissaire s’évapore quand ses services travaillent sur un dossier qui le laisse indifférent. La culture se plaint régulièrement d’être délaissée par un Thierry Breton qui a pourtant bataillé pour garder les médias dans son portefeuille. Il est aussi plus impliqué dans le règlement sur les données (Data Act), qu’il porte à bout de bras, que sur son texte siamois, le règlement sur l’intelligence artificielle, selon certains interlocuteurs.
À l’inverse, il peut subir les résistances de ses services face à certaines de ses idées, y compris sur les télécoms, l’un des domaines de prédilection de l’ex-PDG de France Télécom. « Ce ne sont pas les directions qui sont dépositaires de l’intérêt général, ce sont les commissaires. Il ne faut pas s’y méprendre », insiste-t-il.
Voilà désormais que se profile l’année 2024, durant laquelle le Parlement européen sera renouvelé et les postes de commissaires remis en jeu. Comment imaginer la suite quand on exerce, à 68 ans, les fonctions les plus importantes de sa carrière ? Le média Politico a cru déceler, dans une citation alambiquée, les prémices d’une candidature à la succession d’Ursula von der Leyen. Quand on l’interroge, il assure ne pas y penser aujourd’hui. Et même « pas du tout », insiste-t-il.
Il est « encore un peu prématuré » de songer à la désignation des « Spitzenkandidaten » – les chefs de file de chaque formation politique aux européennes, candidats de facto à la présidence de la Commission. Mais, prend-il soin de rappeler, il appartient bien à Renew. Il ne faut jamais insulter l’avenir, surtout quand on a une telle foi en son destin.