1. Une réponse à l’Inflation Reduction Act, mais pas seulement
Le projet de « Pacte vert industriel », dévoilé le 1ᵉʳ février, est une commande des chefs d’État et de gouvernement. Ils l’ont réclamé à la Commission pour préserver la compétitivité européenne lors du sommet du 15 décembre 2022. Les leaders européens ont fait cette demande dans le sillage de l’Inflation Reduction Act (IRA) de Washington, un plan de plus de 360 milliards de dollars qui, redoutent-ils, risque de doper l’économie américaine au détriment de l’industrie européenne. Un train de mesures à la coloration protectionniste : les aides sont réservées aux véhicules électriques ou aux batteries produits dans des usines américaines.
L’IRA a donc ravivé les craintes d’une grande migration des industriels vers les États-Unis. Crainte amplifiée par les prix de l’énergie en Europe, qui pénalisent l’économie de l’Union par rapport à son partenaire d’outre-Atlantique.
Les Français ont été parmi les premiers à s’alarmer, par la voix du ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, et du commissaire européen au Marché intérieur, Thierry Breton, qui ont dénoncé en novembre – quasi simultanément – un risque de distorsion de concurrence. Une menace, mais aussi une aubaine pour la France, qui a vu là une occasion de mettre en pratique son concept d’autonomie stratégique – le souci d’émanciper l’UE de ses dépendances dans des secteurs stratégiques (relire notre article). Paris s’est depuis efforcé d’entretenir cette dynamique, notamment en faisant circuler une note plaidant pour une réponse massive (relire notre article).
Mais le document du 1ᵉʳ février va au-delà de la simple réponse à l’IRA : il s’agit de mettre sur pied un début de politique industrielle. En clair de maintenir des usines sur le continent. Et les États-Unis ne sont pas le seul rival dans ce domaine : la communication cite deux fois l’IRA et quatre fois la Chine, dont les subventions « deux fois supérieures à celles pratiquées dans l’UE […] ont créé une distorsion de marché ». Mais aussi le Japon, qui a élaboré son propre plan vert, avoisinant les 140 milliards d’euros.
2. Le cabinet von der Leyen à la manœuvre
La présidente de l’exécutif a mis à contribution ses commissaires, notamment lors d’un séminaire organisé le 11 janvier – un grand brainstorming, prévu deux fois par an – en partie consacré à la compétitivité européenne. La danoise Margrethe Vestager, chargée de la Concurrence, a pour sa part recueilli les avis des États membres sur un possible assouplissement des aides d’État aux entreprises. Thierry Breton s’est, lui aussi, exprimé à plusieurs reprises sur le sujet. Au point de donner l’impression d’un débat à ciel ouvert, symbolisé par une tribune des trois vice-présidents exécutifs, Frans Timmermans, Margrethe Vestager et Valdis Dombrovskis, dans le Financial Times. Un texte appelant à une réponse mesurée, à rebours du plaidoyer français.
Mais c’est Ursula von der Leyen qui a donné le tempo : elle qui a rendu les arbitrages, dévoilé les premières pistes lors d’un discours prononcé à Davos le 17 janvier et présenté la copie finale à l’occasion d’une conférence de presse – un exercice rarissime chez elle, auquel elle se prête seulement les jours de grandes annonces. En privé, une source à la Commission déplore le « cavalier seul [de la présidente] sur ce dossier ».
3. De nombreux arbitrages encore en suspens
La communication présentée le 1ᵉʳ février fixe les principaux axes. Ces derniers devront être entérinés et, éventuellement, amendés par les chefs d’État et de gouvernement lors du sommet des 9 et 10 février. Ce n’est qu’ensuite que ce plan sera décliné en propositions législatives concrètes. Or les variables inconnues demeurent nombreuses. Outre les textes attendus sur la réforme du marché de l’électricité ou les matières premières critiques, une législation pour une industrie zéro émission (Net-Zero Industry Act) est attendue pour la mi-mars, en amont du Conseil européen des 23 et 24 mars.
La Commission prévoit entre autres d’« identifier des objectifs de capacité industrielle d’ici 2030 », de simplifier les procédures d’autorisations ou de promouvoir les synergies entre États membres. Il est possible que certaines législations sectorielles « suivront le même modèle que celui sur les semi-conducteurs », avait annoncé Ursula von der Leyen à Davos le 17 janvier.
Mais l’exécutif temporise. Si les secteurs stratégiques ont déjà fait l’objet d’inventaires en 2020, en 2021 et dans la déclaration de Versailles de mars 2022, le contexte du maintien de la compétitivité à l’international impose une nouvelle analyse, argue un haut fonctionnaire de l’institution. Interrogé sur les technologies qui pourraient entrer dans le champ d’application du règlement, celui-ci évoque une liste « indicative, pas fermée », qui devra être « technologiquement neutre [et] adaptable » – une stratégie moins ciblée que les chantiers sectoriels engagés sur les semi-conducteurs, les matières premières critiques ou les batteries.
Le travail est encore en cours au sein des services de la Commission et pourrait en bout de course remonter au niveau des États, tant la décision de soutenir un secteur industriel ou un autre est politique. Et susceptible de créer des distorsions de concurrence internes au marché unique et des délocalisations, si ce soutien se manifeste par des aides d’État que seuls les grands pays peuvent se permettre.
4. Pas de nouveaux fonds européens (pour le moment)
Car, pour l’instant, c’est au niveau national que se jouera le financement. Le « fonds de souveraineté européen », seul nouvel instrument financier commun évoqué dans la communication, ne fait l’objet que d’un paragraphe sur les sept pages du chapitre financier. La Commission se garde d’ailleurs d’avancer un montant ou une source de revenus et traitera son cas à partir de la revue à mi-parcours du budget pluriannuel européen (2021 – 2027), prévue d’ici l’été.
Pour soutenir l’industrie à court terme, c’est à des enveloppes et des instruments existants que fait référence la communication. Outre les fonds de cohésion, le Fonds pour l’innovation et l’instrument InvestEU sont mentionnés comme des sources possibles de financement. L’exécutif propose aussi aux États de réaffecter l’argent non utilisé du plan de relance de 2020, déjà redirigé en mai 2022 pour financer l’indépendance énergétique de l’Union (REPowerEU), soit 225 milliards d’euros sous forme de prêts.
Ainsi, de nouvelles lignes directrices ont été publiées afin d’aiguiller les États dans le déploiement de leurs plans de relance nationaux. Ceux-ci avaient été « fortement encouragés » en mai dernier à soumettre des amendements à leurs plans d’ici avril prochain, afin de tenir compte de l’impératif d’indépendance énergétique du continent. Il faudra désormais prendre en compte le verdissement de l’industrie et le maintien de la compétitivité.
5. L’énergie au cœur du plan de la Commission
Avec un Inflation Reduction Act qui arrose les énergies renouvelables (ENR), la parade de la Commission passe forcément par ce secteur, tout comme le secteur de l’hydrogène. C’est très clair avec le projet de nouveau cadre pour les aides d’État, qui ouvrira les possibilités de soutien au déploiement de toutes les formes d’ENR et éliminera les procédures de mise en concurrence pour les technologies moins matures – typiquement, l’hydrogène.
Surtout, de nouvelles possibilités d’aide à la production de batteries, panneaux solaires, turbines éoliennes, pompes à chaleur, électrolyseurs et dispositifs de captage et stockage du carbone sont dans les cartons, avec évidemment l’objectif affiché de garder/implanter ces industries en Europe. Risque identifié : que l’indépendance en train de se construire face aux énergies fossiles russes soit remplacée par d’autres dépendances stratégiques – on pense aux panneaux solaires chinois.
Au-delà des aides, la Commission veut mettre en place un cadre réglementaire « simplifiant » pour le développement de ces technologies, accompagné d’objectifs à l’horizon 2030. Un travail est en cours pour définir précisément les secteurs concernés. Une simplification des procédures d’octroi des permis est (encore) annoncée – avec l’idée de mettre en place des guichets uniques dans les États.
6. Le difficile compromis entre contraintes environnementales et besoin d’accélérer
« Simplifier le cadre réglementaire » pour les secteurs jugés clés pour la neutralité climatique. Ce sera l’une des ambitions de la législation pour une industrie zéro émission, qui doit être présentée en mars. La Commission entend notamment raccourcir le délai d’obtention des permis nécessaires à l’implantation d’unités de production et rendre l’issue des demandes « plus prévisible ». Pour ce faire, des échéances seront définies pour les différentes étapes du processus. Les capacités administratives des États devraient aussi être renforcées à travers, notamment, la mise en place d’un guichet unique pour les industriels tout au long du parcours administratif.
Si le périmètre des secteurs concernés par ces mesures doit encore être détaillé, l’exécutif cite les produits « clés pour la transition climatique », tels que les batteries, l’hydrogène, la capture et le stockage de carbone et différents types de renouvelables. Reste à préciser l’articulation de ces mesures avec la directive sur les énergies renouvelables, qui fait actuellement l’objet de négociations interinstitutionnelles et prévoit déjà l’accélération des procédures d’octroi de permis pour le secteur.
La législation à venir sur les matières premières critiques, attendue en mars, doit, elle aussi, alléger les règles environnementales pour l’extraction des ressources jugées nécessaires à l’autonomie stratégique de l’Union, telles que les terres rares, indispensables à la fabrication de batteries. Le texte permettra notamment de « faciliter » l’extraction de ces matières, précise la Commission.
Côté défenseurs de l’environnement, ces annonces inquiètent déjà. « L’accès au financement public peut être facilité tout en assurant des standards environnementaux rigoureux, il n’y a aucune raison de jouer l’un contre l’autre », a réagi le Bureau européen de l’environnement le 1ᵉʳ février. S’il faut certes « trouver un bon équilibre » entre protection de la biodiversité et lutte contre le changement climatique, « le choix est clair, nous devons mettre l’accent sur les renouvelables », a quant à elle indiqué Ursula von der Leyen.
7. L’assouplissement des aides d’État aux entreprises
Déjà assoupli deux fois depuis son adoption dans la foulée de la guerre en Ukraine, le cadre de crise temporaire pour les aides d’État va subir un nouveau lifting, axé sur les aides aux renouvelables, la décarbonation de l’industrie et la production d’équipements stratégiques. C’était attendu. La vice-présidente de la Commission en charge de la Concurrence, Margrethe Vestager, a déjà consulté informellement les États mi-janvier. Une nouvelle copie a été envoyée, pour une adoption définitive « dans les semaines à venir ».
Outre de nouvelles flexibilités – élargissement des secteurs couverts, calcul des aides simplifié avec des subventions proportionnelles aux investissements, possibilité de viser des projets au plus long cours (déployés sur trente-six mois au lieu de trente) –, le cadre sera prolongé jusqu’à la fin 2025.
Surtout, il intégrera une réponse spécifique à l’IRA américain en ouvrant de nouvelles possibilités d’aides spécifiques pour des technologies menacées de délocalisation.
« Un changement profond, même s’il est temporaire, dans la politique des aides d’État », souligne Margrethe Vestager. Sont concernés les secteurs des batteries pour véhicules électriques ou des éoliennes. L’aide sera proportionnelle aux coûts d’investissement, mais avec des plafonds à respecter – qui pourront être plus élevés dans les régions moins développées (les Outre-mer en France, par exemple).
Au-delà du seul cas américain, le projet permettra aussi plus généralement aux États de s’aligner sur les subventions mises en place dans des pays tiers.
« En d’autres termes, si une entreprise se voit offrir un milliard de dollars par un pays tiers pour soutenir, par exemple, une nouvelle usine de batteries, un État membre pourrait offrir la même chose », a expliqué la commissaire. Une possibilité qui sera cependant strictement encadrée pour ne pas mettre en cause l’intégrité du marché intérieur – tous les États n’ont pas la possibilité d’ouvrir le portefeuille de la même manière.
En plus de ce cadre révisé, la Commission travaille à une retouche du règlement dit « d’exemption par catégorie », celui qui permet aux États de distribuer des subventions sans notification préalable à la Commission. Les plafonds seront rehaussés, autorisant les capitales à être plus généreuses sans être suspendues à un feu vert de Bruxelles.
8. Le suspense sur l’accueil des État membres
Le plan de la Commission doit encore être avalisé par les États membres, eux-mêmes en pleine phase de réflexion. Après l’offensive des pays favorables à un plan ambitieux, France en tête, les États partisans de la retenue ont commencé à faire entendre leur voix à partir de la fin décembre 2022.
« On est encore en train d’analyser le papier de la Commission, mais on est de toute façon dans le camp des prudents », fait valoir un haut diplomate de l’Est. Les petits pays et les plus endettés, sans marge de manœuvre budgétaire, craignent une ouverture trop brutale de la vanne des aides d’État, dont les plus gros seraient les premiers bénéficiaires. Et les « frugaux », emmenés par les Pays-Bas, réservent sans surprise un accueil glacial à l’idée de nouveaux fonds européens. L’Allemagne, quant à elle, n’a pas encore tranché entre la ligne libérale de son ministre des Finances, Christian Lindner, et celle plus volontariste de son ministre écologiste de l’Économie, Robert Habeck.
9. Le verdict attendu du Conseil européen
Les chefs d’État et de gouvernement doivent aborder le sujet les 9 et 10 février à Bruxelles. Symbole des hésitations au plus haut niveau : le premier jet des conclusions du sommet, rédigé le 23 janvier par la présidence du Conseil européen, s’est heurté à l’hostilité de plusieurs États.
Le texte visait pourtant à ménager toutes les susceptibilités en prévoyant à la fois un assouplissement des aides d’État, une plus grande flexibilité dans l’utilisation des enveloppes déjà existantes et une levée de nouveaux fonds.
Vu les résistances, qui s’expriment de plus en plus ouvertement, « le risque est d’arriver à un Conseil européen complètement vide », anticipe une source européenne.