Le 19 mai en milieu d’après-midi. À l’issue d’une réunion consacrée à l’alliance européenne des batteries, le vice-président de la Commission Maros Sefcovic déclare à la presse que cette structure est « cruciale pour renforcer la résilience et l’autonomie stratégique de l’Europe ».
Un an plus tôt, le choix de ces mots à caractère guerrier aurait surpris. Sauf qu’en cette fin de printemps 2020, c’est plutôt l’absence de cette expression qui aurait étonné.
Même les Nordiques
Depuis la crise du coronavirus et ses pénuries de masques, de médicaments ou de gel hydroalcoolique, le concept d’autonomie stratégique est en effet devenu omniprésent. Il est présent dans la feuille de route des présidents de la Commission européenne et du Conseil européen, dans le programme du trio de présidence du Conseil, au cœur d’une discussion des ministres de l’Économie et même dans la déclaration commune d’Emmanuel Macron et Angela Merkel le 19 mai. Le concept n’est pas toujours précisément défini, mais l’idée sous-jacente est de diminuer la dépendance du continent au reste du monde.
« Il y a un vrai changement d’esprit, une convergence de vues qui s’installe », résume une source européenne.
« Il s’agit d’une idée défendue depuis le discours de la Sorbonne par le président Macron », se réjouit-on à Paris.
Le sujet a été discuté au Conseil européen du 24 avril. Tous les chefs d’État l'ont abordé, précise notre interlocuteur, y compris certains pays du Nord longtemps gardiens du principe de libre-échange. « Même la Première ministre danoise en a parlé, et dès le début de son intervention », poursuit notre interlocuteur. « Seule la Suède a encore des réserves et a évoqué les risques de protectionnisme ».
« On est tous d’accord pour dire qu’il y a un problème », résume une autre source. « Mais bien sûr, on n’est pas encore dans le vif du débat : savoir ce qu’il faut faire. »
Trouver un juste équilibre à l’européenne
Le commissaire français Thierry Breton aime évoquer la relocalisation de chaînes de production sur le continent, d’autres interlocuteurs mentionnent plutôt une utilisation plus stricte des règles de défense commerciale et de filtrage des investissements étrangers, et éventuellement des stocks européens pour les produits les plus stratégiques (qui seraient répartis selon les besoins en cas de crise).
« Il est très populaire de dire qu’il faut tout rapatrier », tranche l’eurodéputé allemand Andreas Schwab (CDU). « Mais pour certains médicaments, cela ferait augmenter leur prix de onze à douze fois. Qui va payer ? »
Surtout, l’imbrication des chaînes de production mondiales et le manque de matières premières en Europe rendent l’option compliquée. Même pour des produits comme les masques FFP1 et FFP2. « Pour les faire, il faut du caoutchouc. Donc du pétrole et de l’hévéa. Or, l’hévéa ne pousse pas sur le sol européen », résume Pascal Lamy, président de l’institut Jacques-Delors et ancien directeur général de l’Organisation mondiale du commerce.
« Je pense que nous pouvons travailler sur la diversification, pour ne pas dépendre d'une seule chaîne d'approvisionnement. Et augmenter la capacité des infrastructures, voire créer une surcapacité pour gérer les imprévus et les ruptures de ces chaînes », développe Giovanni Grevi, chercheur à l'European Policy Center. Il prend comme exemple le travail entamé par l’UE en matière énergétique, où ces pistes ont été développées pour éviter une surdépendance face à des acteurs comme la Russie.
« On peut pousser les entreprises à se comporter de façon réaliste », opine Andreas Schwab, qui évoque l’idée d’obliger les entreprises critiques à démontrer qu’elles ont deux chaînes d’approvisionnement sûres.
Le budget, bras armé de l’UE
Côté Commission, la prise de conscience est aussi actée. L’exécutif réfléchit maintenant à la manière de financer cette nouvelle priorité politique. Le plan de relance se profile comme élément central de l’offensive. Il sera dévoilé le 27 mai. Il inclura un pilier dédié au renforcement des chaînes de valeur clés et à la solvabilité des entreprises (pour éviter qu’elles soient rachetées par des pays tiers). Selon nos informations, il sera conséquent : entre 10 et 15 % du plan de relance total, qui devrait avoisiner les 500 milliards d’euros (relire notre article).
La définition des secteurs couverts, la répartition géographique et les modalités exactes restent toutefois ouvertes pour l'instant, ce qui laisse augurer d’une réelle bataille entre les États membres. Du côté de l’industrie, l’idée est bien accueillie, mais on met en garde : « Créer un nouveau fonds, cela veut dire saucissonner encore plus les aides européennes. Et elles sont déjà très éparpillées », souligne un lobbyiste.
Le travail de ces prochains mois devra également préciser la liste des secteurs stratégiques. À ce stade, tout est ouvert : la santé et les produits pharmaceutiques y figureront, mais quid de l’alimentation, de la défense, de l’énergie, des infrastructures, des matières premières ou du numérique ? Chaque lobby tentera de se placer pour obtenir le soutien du nouveau fonds.
« Il faut investir dans l’innovation, par exemple sur les molécules de médicaments », commente une source haut placée. « Pour faire revenir les laboratoires en Europe. La relocalisation, cela ne se décrète pas. Et pas possible pour l’UE de prendre des mesures protectionnistes comme le fait Donald Trump aux États-Unis, il n’y aurait jamais de consensus là-dessus. »
Repenser les normes
Mais une révision de la politique commerciale et de ses règles est quand même évoquée par des pays comme la France ou les Pays-Bas. Ces derniers estiment que dans leur forme actuelle, les accords signés avec le Canada, le Mercosur ou d’autres provoquent beaucoup de remous dans les sociétés pour peu de gains économiques, et sans permettre de protéger les secteurs clés. La question d’un meilleur contrôle des investissements étrangers en Europe se pose également.
« Les Néerlandais sont très très favorables à cela. Il y a quelques années, une entreprise chinoise a racheté un de leurs fleurons [Nexperia, ndlr] sans qu’ils ne s’en aperçoivent », commente une source européenne.
Enfin, le travail lancé par la Commission européenne sur la politique industrielle et la réforme du droit de la concurrence sera déterminant. La première permettra notamment d’entrer dans le vif de la désignation des secteurs concernés à travers le travail sur les écosystèmes mené par Thierry Breton. Quant à la seconde, elle ne pourra plus faire l’économie d’un débat de fond sur les champions européens réclamés par Paris et Berlin.
Un concept et une controverse qui datent déjà
Pour les lobbyistes et diplomates habitués à arpenter le quartier européen, l’idée est loin d’être une nouveauté. On l’entendait souvent en 2017, au moment où Paris cherchait à renforcer l’indépendance militaire du continent. Elle est revenue peu après dans le cadre des discussions autour de la politique industrielle. On retrouve en particulier un vocabulaire assez proche dans les écrits du forum sur les chaînes de valeur stratégiques. Elle restait enfin présente derrière de nombreuses initiatives communautaires, comme celle lancée sur la 5G par la Commission européenne.
La controverse autour du thème n’est également pas nouvelle. Les débats sur l’indépendance militaire par rapport à l’Otan et aux États-Unis n’ont pas toujours été bien vécus par les pays de l’Est, peu enclins à se départir d’un instrument clé pour leur sécurité. La politique industrielle a toujours été un sujet polémique qui ne rencontrait pas forcément l’enthousiasme des Nordiques (relire notre article). Quant à la 5G, Bruxelles s’est retrouvée à marcher sur des œufs par peur d’effaroucher l’un des Vingt-Sept.