« Emmanuel Macron est devenu le secrétaire général de la nation. Tout est immobilisé sur son bureau et les ministres attendent que ça se débloque. »
La remarque de ce cadre d’une Assemblée résume un sentiment de plus en plus répandu à l’égard du locataire de l’Élysée. À mesure que la fin du mandat approche et que son autorité s’effrite, l’hypercentralisation de la décision et la surincarnation des sujets par le chef de l’État sont de plus en plus décriées.
Cette pratique du pouvoir grippe les relations avec Matignon, toujours en attente du « final cut » présidentiel, et rejaillit sur les ministres. Maintenus sous une intense pression, les membres du gouvernement ne sont jamais à l’abri de se faire voler un plan, une « séquence » politique…
Briller grâce au « PR », quitte à être à la remorque de l’Élysée
C’est le grand dilemme de tous les ministres. Dès qu’Emmanuel Macron s’investit personnellement sur un sujet, c’est la promesse d’une personnification d’une politique publique, qui passerait difficilement le mur du son médiatique hors sa présence. « Rien n’imprime, car il n’y a que lui qui incarne quelque chose », résume, sévèrement, un cadre de la majorité.
Exemple avec le plan RER métropolitain. Emmanuel Macron promet dix nouveaux RER dans les métropoles françaises hors région parisienne en novembre 2022. Quelques mots dans une vidéo YouTube auront suffi à lancer une machine qui avançait péniblement depuis des mois. L’objectif figurait déjà dans la loi mobilités promulguée en 2019…
Au cabinet de Christophe Béchu, la reprise en main du plan eau par l’Élysée (relire notre article) a été vue comme une bonne nouvelle, l’assurance que la puissance de feu du président leur permettrait d’embarquer plus facilement parties prenantes et administrations.
Au-delà du pincement à l’ego – « ressentir de la frustration, c’est normal », glisse un ministre –, s’effacer derrière l’Élysée, c’est aussi entrer dans un tourbillon d’incertitudes de calendrier, de réécriture des séquences et de tergiversations autour des stratégies de communication. Les hésitations sur le récit de la planification écologique, finalement porté dans un discours présidentiel en septembre, ont mis les nerfs des équipes concernées, pourtant prêtes dès le mois de juin, à rude épreuve (relire notre article).
Au ministère de l’Agriculture, on se réjouit que le « PR » s’apprête à porter d’ici à quelques mois le « Pacte planification ». La prise de parole présidentielle permettra de donner de la cohérence aux sujets liés à la transition écologique. Mais cela risque aussi de compliquer les choses, car le plan doit être couplé à la loi d’orientation agricole, aujourd’hui prévue pour janvier, voire… au printemps. « Il y a une grande mobilité sur la présentation des textes », reconnaît, dans un sourire, un ministre.
L’inflation de Rim non arbitrales : un bon indicateur de la faiblesse politique de Matignon
L’omniprésence d’Emmanuel Macron éclaire, par contraste, la faiblesse politique d’Élisabeth Borne. La Première ministre compense par une exigence technocratique poussée à l’extrême : « Ses conseillers attendent d’avoir un dossier de 30 cm d’épaisseur avant de le lui présenter », raconte un directeur de cabinet ministériel, qui poursuit : « Elle ne fait pas de différence dans l’intensité des dossiers. Son hypertechnicité met une pression énorme sur ses équipes. Résultat, la machine est sclérosée. »
Symptôme de ce mal, le nombre de RIM (réunions interministérielles qui arbitrent les divergences entre ministères) atteint des records. Selon un membre de cabinet en fonctions sous Nicolas Sarkozy, et de retour aux affaires dans ce gouvernement, on est passé de 200 RIM annuelles à… 2 000.
Plus étonnant encore, beaucoup d’entre elles ne débouchent sur aucun arbitrage. Selon une source gouvernementale, 20 % seulement de ces réunions aboutissent à un « bleu » – rédaction d’un relevé de décision. « Souvent, Matignon ne tranche pas, sauf pour les sujets relatifs au projet de loi de finances », explique cette source. Un autre conseiller ministériel abonde : « Bercy, ou l’Intérieur évitent de venir aux réunions, et ils recherchent le contre-arbitrage de l’Élysée. Ça bordélise le système de façon dingue. » Il n’est pas rare, ajoute-t-il, que la Première ministre se fasse désavouer par un SMS du chef de l’État…
« Tout le monde considère qu’Élisabeth Borne n’a pas le poids politique que pouvaient avoir Édouard Philippe ou Jean Castex », lance un cadre de la majorité. « Effectivement le gouvernement est faible, c’est pour ça que les décisions ne sont pas prises », vilipende un proche du Président.
Pendant ce temps, les dossiers sensibles en attente d’arbitrage s’accumulent : leasing social, tergiversations sur la consigne des bouteilles en plastique, ou encore assises sur les autoroutes… Ces dernières, promises par Clément Beaune au printemps 2023, ont besoin de l’aval de Matignon et de l’Élysée pour voir le jour, selon plusieurs élus et acteurs du secteur, tant le sujet est politiquement sensible. Le projet de loi sur la fin de vie traîne, alors que le chef de l’État a la copie du texte depuis début octobre sur son bureau. Au Conseil économique social et environnemental (Cese) on s’inquiète, car il leur faut faire revenir les citoyens dans de bonnes conditions, avant la présentation du projet de loi, pour un retour sur leur travail.
Absence de coordination politique
Le diagnostic du malaise de ce second quinquennat est établi et partagé : l’absence de débat des axes présidentiels en campagne, couplée à une majorité relative à l’Assemblée nationale.
Un ministre relativise ainsi les difficultés dans la prise de décision : « Sur le projet de loi immigration, il y a bien une RIM qui pose les sujets techniques. Ensuite, toute la négociation politique est à la main d’Élisabeth Borne et du ministre au banc. Si le groupe majoritaire ou l’opposition constructive veulent déposer des amendements malgré ce qui a été “rimé”, il faut bien pouvoir se laisser une marge de manœuvre jusqu’au dernier moment ! »
Problème, où se prennent les décisions, selon quelle ligne ? Difficile de répondre…
L’épisode du 6 novembre, lors de l’examen du projet de loi immigration au Sénat, est un cas d’école. Tôt dans la journée, la cheffe du pôle parlementaire de Matignon l’annonce aux cadres des groupes de la majorité : le gouvernement donnera un avis de sagesse sur la proposition de la droite sénatoriale de supprimer l’Aide médicale d’État (AME), réservée aux étrangers sans-papiers. Un des participants autour de la table bondit. Ce n’est pas la ligne initiale. De plus, le gouvernement a mandaté Claude Evin et Patrick Stefanini pour enquêter sur le sujet et tous les présents ont eu accès au prérapport qui stipule clairement qu’il faut garder l’AME pour des raisons de santé publique. L’argument sera martelé le lendemain sur tous les plateaux télé par le porte-parole du gouvernement, Olivier Véran. Mais Matignon décide de ne pas s’opposer à la majorité sénatoriale. « On navigue à vue », explique ce participant.
François Hollande cité en exemple
« On n’a pas de lieu où les choses s’arbitrent » explique un cadre parlementaire au fait du dossier. Le petit-déjeuner de la majorité, le mardi matin à Matignon, est souvent « expédié » – puisqu’il faut vite se rendre ensuite à la Conférence des présidents à l’Assemblée nationale, raconte un participant. La réunion du lundi à l’Élysée autour d’Alexis Kolher, se réduit à une revue des passages des ministres en matinale et à une liste des thématiques sur lesquelles insister – selon un autre.
Signe des temps, deux cadres macronistes confient à Contexte regretter la période Hollande. Ils vantent la qualité des réunions de la majorité sous l’ère socialiste, « vrai lieu de coordination », et l’habitude de François Hollande de recevoir les « chefs à plume » de sa majorité toutes les semaines. Tout le contraire de ce « quinquennat absolument infernal », lance, dépité, un député Renaissance.
« Comment le président décide-t-il du visage de la France de 2030 ? » Cette hésitation permanente pose problème, souligne un partenaire de la majorité. Qui poursuit : « La fluctuation permanente, qui repose sur l’idée certes juste que l’intelligence hors du commun d’Emmanuel Macron permettra de s’en sortir, est dangereuse. »
« Sur le fond, quelle est notre position ? »
La clef du quinquennat réside, selon lui, dans une coalition avec LR, dont le président ne veut pas. Et nombre de tergiversations viendraient de là.
Exemple très concret, le 13 novembre, la réunion de coordination sur les textes à Matignon examine la proposition de loi bien vieillir. Sur un article relatif au recours aux petits-enfants pour payer l’obligation alimentaire en Ehpad, les points de vue de l’opposition sont exposés. Le PS est pour, les Républicains sont contre. Ministre des Solidarités et des Familles, Aurore Bergé veut faire plaisir à LR. Un participant demande : « Sur le fond, quelle est notre position ? » Absence de réponse…
Un conseiller ministériel abonde : « Un cap clair aiderait, avec un président qui laisse sa Première ministre gouverner et une PM qui a les moyens de gouverner. » Toutes les étapes sont grippées en ce second quinquennat. Selon notre interlocuteur, haut fonctionnaire, le malaise infuserait dans toute la machine. « Même les préfets le ressentent. Jusqu’au dernier fonctionnaire. »
Sujet crucial pour 2024, les européennes. Quand la majorité va-t-elle vraiment pouvoir partir en campagne ? Alors que l’écart se creuse avec le RN parti tôt en campagne, la majorité s’impatiente. Tout dépend d’Emmanuel Macron et de sa volonté de lancer un grand discours, déjà baptisé « Sorbonne II ». Une entrée en lice du chef de l’État va clairement politiser les enjeux, définir les marqueurs de la campagne. Un cadre rappelle que cet effet « levier » va déterminer l’organisation de celle-ci. Mais s’inquiète. « On ne peut pas non plus attendre son calendrier. S’il dit janvier, ça sera mars… », glisse-t-il.