Au cinéma, ils sont représentés par de séduisants jeunes gens – Pierre Niney dans le film Goliath (2022), Jessica Chastain dans Miss Sloane (2016), Aaron Eckhart dans Thank you for smoking (2005) – ou de terrifiants quinquagénaires – Jean-François Sivadier dans la série Jeux d’influence (2019 et 2022) –, forcément sans scrupules. Une partie de la profession en éprouve pourtant, des scrupules, à travailler pour des secteurs controversés, comme le tabac, les armes, l’industrie pharmaceutique, la chimie, les hydrocarbures ou l’alcool.
C’est dans l’air du temps, la nouvelle génération de représentants d’intérêts rechigne à engager sa force de travail au service de ces entreprises. « Les jeunes ne veulent plus que leur travail soit en contradiction avec leurs valeurs personnelles », résume Roxane Fournier, ancienne représentante d’intérêts et désormais chasseuse de tête dans un cabinet spécialisé dans le recrutement de professionnels de l’influence, Mavence. « Ils veulent du sens dans leur travail. Pour les attirer, je fais valoir l’intérêt intellectuel d’être au cœur d’enjeux de société », abonde le directeur (presque quadragénaire) d’un cabinet de lobbying qui a pour clients, entre autres, une fédération de chasseurs et un lobby de l’élevage intensif.
Jeune génération
Au-delà de l’aspect générationnel, la jeune profession de lobbyiste a aussi atteint un nouveau stade. « Nous en sommes à la première génération de personnes qui ont vraiment fait le choix d’être lobbyistes. Avant, on le devenait de façon empirique (au cours d’une carrière tournée vers la politique ou la collaboration avec les élus), maintenant c’est un choix qui se matérialise dans le fait que l’on fait attention aux entreprises pour lesquelles on travaille », développe la spécialiste en recrutement. Ce qui est d’autant plus facile que les listes de clients des cabinets de conseil sont publiées sur le site de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, en vertu de la loi Sapin 2.
« Ce qui est nouveau, ajoute une directrice conseil dans le département lobbying d’une agence, c’est l’extension du domaine des “méchants lobbys”. On a une consultante qui a refusé de travailler pour une entreprise agroalimentaire, parce qu’elle était vegan. Il y a des questions qu’on se pose et qu’on ne se posait pas avant. Mon cabinet a refusé un géant dans la tech, par exemple. »
Dans tous les cabinets interrogés par Contexte, la possibilité de se déporter existe pour les consultants qui ne souhaitent pas travailler pour un client en particulier. « Travailler pour un industriel du tabac, ça ne consiste pas à dire que c’est bien de fumer, mais à discuter avec les pouvoirs publics de la meilleure façon d’encadrer une activité légale », dédramatise un directeur conseil dans une officine franco-bruxelloise. « Ces clients difficiles sont souvent les plus intéressants », juge-t-il.
Goût du challenge
« Le challenge », c’est ce qui motive trois lobbyistes, respectivement pour le tabac, la pharmaceutique et la chasse. « Je pourrais aller dans n’importe quelle boîte, pourvu qu’il y ait du challenge. C’est ma personnalité et, d’ailleurs, ça n’a étonné personne quand j’ai quitté mon poste précédent pour rejoindre un industriel du tabac », assène le premier. « Cela m’a attiré, que ce soit radioactif », admet Adrien van de Wiele, qui a travaillé avec le lobbyiste Thierry Coste, conseil médiatique de la Fédération nationale de la chasse et du lobby français des armes. Il poursuit : « Souvent le lobbying a un côté lisse, je n’avais pas envie de travailler dans un milieu aseptisé. Je me suis dit que j’allais beaucoup apprendre et, effectivement, je n’ai pas été déçu. »
Sur les niveaux de rémunération, objet de tous les phantasmes, les interprétations divergent. « Quand on travaille dans une multinationale, évidemment, on est bien payé. Dans les [entreprises controversées], la culture des affaires publiques est très forte, parce que le poids de la réglementation est très important, donc lobbyiste est un poste bien considéré en interne. Cela joue aussi », estime le représentant d’intérêts des pesticides.
Leurs produits très réglementés impliquent un bon niveau de technicité, et l’ampleur des enjeux financiers pousse les entreprises à vouloir recruter les meilleurs profils, donc les plus chers. « Le salaire est 20 % au-dessus du marché », évalue le lobbyiste pour le tabac. Roxane Fournier nuance : « Les niveaux de rémunération ne sont pas plus élevés que pour d’autres postes qui nécessitent des connaissances techniques avancées. »
Au quotidien, « c’est assez spécial », résume le lobbyiste pour les pesticides. « Parfois, c’est comme se battre contre le vent ou taper sur un mur qui ne se casse jamais. Il y a de l’actualité tout le temps, les faits ne sont pas du tout objectivés scientifiquement », poursuit-il. « Des gens continuent à ne pas vouloir nous recevoir, pourtant, depuis que je travaille dans l’agrochimie, l’image du secteur a évolué. […] Je crois en ce que je fais, j’ai confiance dans mon entreprise pour aller de l’avant. C’est un secteur dynamique, où il y a de l’innovation », conclut-il.
Peur de l’après
Conscients de l’image de « mercenaires » qu’ils renvoient, tant Adrien van de Wiele que son confrère, qui travaille pour le tabac, se disent aussi très convaincus par les causes qu’ils défendent devant les pouvoirs publics. Pour eux, la « peur de l’après » et de l’impact sur la vie professionnelle de la ligne « entreprise controversée » sur le CV n’est pas un sujet, même s’ils la voient comme le principal frein à l’embauche dans leur secteur. « On peut tout défendre, y compris soi-même, tant qu’on a le bon narratif », plaisante le représentant de l’industrie du tabac. « Je ne me préoccupe pas trop de l’avenir, je ne compte pas changer de secteur… Aujourd’hui je suis dans la protection des plantes, je peux aller demain dans les engrais… », analyse son confrère.
Ce dernier constate qu’il est souvent sollicité par des recruteurs pour rejoindre l’industrie de l’armement ou du tabac. « Leur mentalité, c’est sans doute : “S’il est ok pour bosser dans certaines industries, il est ok pour d’autres.” C’est réducteur, car je ne considère pas que je bosse pour les “méchants”. »
Dans les faits, certaines trajectoires de carrière tendent pourtant à accréditer cette hypothèse d’un enfermement dans l’étiquette de « méchant ». Delphine Guey, par exemple, est passée du lobbying de l’UIPP (lobby des pesticides) au cigarettier Philip Morris, avant de rejoindre la société de chimie Yara (impliquée dans des scandales de corruption). Cyril Lalo est passé de British American Tobacco à Seita, un autre industriel du tabac. Stéphanie Martel a été directrice de la communication du semencier Syngenta, puis de Monsanto France, puis des laboratoires Sanofi et MSD, avec, entre-temps, un passage par le cabinet Rivington (conseil historique de Philip Morris) avant de rejoindre la direction des affaires publiques du groupe chimique allemand BASF, puis celle de Philip Morris…
Cabinets frileux
Au-delà des enjeux de recrutement de ces firmes, même pour trouver un prestataire, les entreprises galèrent. Le cabinet Euralia a, par exemple, une charte interne votée par les consultants qui exclut l’armement, les cigarettes, l’extraction et les produits chimiques. Un autre cabinet, également présent à Paris et Bruxelles, pose la question de la souveraineté comme ligne de démarcation pour accepter ou pas un client : les États étrangers ou les entreprises comme Huawei, c’est non. « On démarche pour assurer de la concurrence lorsqu’on fait un appel d’offres », constate le lobbyiste pour le tabac. Un cabinet nous indique d’ailleurs qu’il a refusé de travailler pour son entreprise, « qui propose des honoraires trois fois plus importants que les autres », ainsi que pour un laboratoire (Servier). « Personne n’avait envie de passer du temps à faire ça », relate-t-il.
Au-delà de l’impact sur la « marque employeur », c’est-à-dire la perception par les candidats au recrutement, les cabinets d’affaires publiques craignent la réaction de leurs clients et prospects. Le meilleur contre-exemple étant le célèbre Thierry Coste, caricature assumée du méchant lobbyiste, dont le chiffre d’affaires a explosé quand Nicolas Hulot l’a pointé comme la raison de sa démission du ministère de l’Écologie.
« Le problème des clients difficiles, c’est qu’ils nous créent beaucoup de conflits d’intérêts avec d’autres clients, explique un directeur conseil, la plupart des laboratoires pharmaceutiques ne veulent pas qu’on travaille pour le tabac en même temps. »
Un de ses confrères en cabinet, qui vient justement de remporter un appel d’offres pour un industriel du tabac, concède qu’il s’est posé la question. Il ne cache pas qu’il a « un peu d’inquiétude par rapport à ses clients existants ». « En l’espèce, je suis sûr qu’il n’y a pas de conflit d’intérêts avec mes clients dans la santé, mais je verrai dans les prochains appels d’offres », ajoute-t-il, estimant qu’il sera fixé dans « trois à six mois ». Le contrat lui permet de solidifier son revenu, fait-il valoir, alors que son agence n’a qu’une poignée d’années.
« Nous n’avons pas un client qui fasse plus de 2 % de notre chiffre d’affaires, indique un historique de la place parisienne, ce qui nous permet de mettre un client dehors. » Ce qui a pu se produire quand son cabinet a appris que des clients faisaient des choses « à la limite de la légalité » en parallèle de leurs actions de lobbying ou qui avaient « des objectifs cachés ». Pour lui, le lobbying consiste à convaincre, alors que la corruption intervient justement quand on ne peut pas convaincre.
Dans la première saison de la série Jeux d’influence, une scène relate l’emprise que peut exercer une entreprise sur son conseil. Dans son bureau, le directeur général de Saskia (entreprise d’agrochimie) fait face à son conseil, l’avocat-lobbyiste Matthieu Bowman, en lui demandant de rendre compte de ses actions, dont certaines sont à la limite de la légalité. « Rafraîchis-moi la mémoire, Matthieu, Saskia, c’est quel pourcentage de votre chiffre d’affaires annuel ? », lui demande-t-il à deux reprises en se rapprochant de lui. « 40 % », finit par lui répondre Bowman. « Oui, c’est ça… 40 %… », rétorque le client, d’une manière lourde de sous-entendu.