[Précision du 7 juin : Depuis la rédaction de cet article, l'AfD, le parti d'extrême droite allemand, a été exclu du groupe Identité et Démocratie.]
Il est des constantes printanières qui résistent aux crises que traverse le Vieux Continent. La pluie bruxelloise. Le retour des hirondelles. Et les spéculations sur l’union des droites eurosceptiques au Parlement européen.
L’idée d’un rapprochement entre Identité et Démocratie (ID) et les Conservateurs et Réformistes européens (CRE) hante régulièrement les stratèges et les observateurs de l’institution (relire notre article). De multiples raouts nationalistes ont accouché d’autant de promesses de plus grande coopération.
ID compte notamment parmi ses membres le RN français, la Lega italienne, des partis d'extrêmes droites belges ou autrichienne. Quant à CRE, il rassemble les ultraconservateurs polonais, Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni, mais aussi conservateurs tchèques et autonomistes flamands de la N-VA.
En 2019, la création du groupe ID a fait passer de trois à deux le nombre de groupes eurosceptiques de droite dans l’hémicycle. Depuis, Marine Le Pen (RN, parti membre d’ID) continue d’appeler régulièrement à « unir les forces » des formations « patriotiques et conservatrices en Europe ». Mi-avril, la très controversée réunion National Conservatism Conference regroupant des membres de CRE et d’ID autour du Britannique Nigel Farage et du Hongrois Viktor Orbán, a encore ravivé l’imaginaire d’une alliance.
Une nouvelle union poursuivrait la dynamique de 2019 et permettrait à ces derniers de peser de tout leur poids dans une institution dominée par les groupes europhiles. En théorie, l’addition des effectifs d’ID et de CRE pourrait créer un contingent dont la taille frôlerait celle de la droite PPE. Selon nos dernières projections, à un mois du vote, les deux formations seraient en capacité d’envoyer 170 élus siéger au sein du nouvel hémicycle. 84 élus pour ID, 86 députés pour CRE.
Mais cette construction peut-elle dépasser la théorie ? La simple analyse des idéologies montre deux formations relativement proches. « Il existe un chevauchement idéologique croissant entre ID et CRE », analyse le politologue néerlandais spécialiste des idéologies de l’extrême droite, Cas Mudde, dans une récente étude.
En effet, les conservateurs CRE se sont progressivement radicalisés à mesure que les Polonais du PiS ont durci leur position et gagné en influence (après le départ des eurosceptiques britanniques post-Brexit). L’absorption des partis d’extrême droite Démocrates de Suède et Vox, en 2018 et 2019, a aussi contribué à la droitisation de CRE.
Sur les questions culturelles et identitaires, les visions d’ID et de CRE convergent. Les deux promeuvent des valeurs judéo-chrétiennes et s’inquiètent d’une montée de l’islamisme en Europe. Ils sont aussi très critiques du fonctionnement de l’Union européenne et regrettent un trop-plein de normes. CRE est toutefois traditionnellement considéré comme bien plus atlantiste qu’ID.
« L’un des derniers diviseurs semble être la Russie, avec le CRE, dominé par le PiS, farouchement anti-russe et ID (traditionnellement) dominé par le RN, considéré comme plus pro-russe », décrypte Cas Mudde dans la revue académique Intereconomics.
Mais si cette fracture idéologique est devenue plus visible avec le déclenchement de la guerre en Ukraine, elle ne suffit pas à expliquer les difficultés à s’unir. Les récents appels à un simple rapprochement « technique » témoignent d’obstacles que les deux familles peinent – ou rechignent – à surmonter, et qui les maintiennent à distance raisonnable l’une de l’autre.
Contexte détaille trois facteurs de division.
1. Cordon sanitaire, cordon salutaire
Le cordon sanitaire en vigueur au Parlement européen exclut les élus ID de la répartition des postes clés, mais aussi de la plupart des rapports législatifs (relire notre article). En comparaison, les Conservateurs et Réformistes sont bien plus intégrés au jeu de l’institution. Ils occupent des postes à responsabilité à l’image du Belge Johan Van Overtveldt, qui dirige la commission du Budget, ou du Letton Roberts Zīle, qui a accédé à la vice-présidence du Parlement début 2022. Et ils prennent part entière au jeu législatif. Lors de cette mandature, leurs députés ont porté des rapports allant de la pollution des véhicules au géoblocage audiovisuel, en passant par le marché des données ou la régulation des fonds d’investissement.
La voix des conservateurs CRE est par ailleurs de plus en plus courtisée par la droite traditionnelle représentée dans l’hémicycle par le PPE, en quête d’une majorité alternative pour s’opposer à plusieurs textes du Green Deal au cours de la dernière année, comme le règlement sur les pesticides ou celui sur la restauration de la nature.
Relire notre article : Au Parlement européen, la bonne forme de la droite eurosceptique attire toutes les attentions.
Relire notre article : Pour combattre le Green Deal, le PPE lorgne sa droite.
Si les élus ID et CRE dénoncent régulièrement ce cordon sanitaire jugé « antidémocratique », cette division subie fait pourtant les affaires des deux groupes en période de campagne. Ainsi, les premiers accusent CRE de se ranger derrière la politique du PPE et de la majorité. Jordan Bardella, tête de liste du RN (groupe ID au Parlement européen), aime insister sur le fait que la Première ministre italienne, Giorgia Meloni (Fratelli d’Italia, groupe CRE), « s’apprête à soutenir Ursula von der Leyen pour un second mandat ». Or, s’indignait-il dans une récente interview à Franceinfo, « c’est elle qui a fait adopter le pacte migration prévoyant la répartition obligatoire des migrants dans les communes françaises ».
Les élus CRE, au contraire, mettent en avant leur attitude « constructive » et revendiquent, dixit un porte-parole, de « travailler avec tout le monde ». La poussée du groupe eurosceptique sous la prochaine mandature pourrait renforcer son amarrage au PPE, qui guide l’essentiel des votes, à commencer par celui d’investiture de la Commission européenne. Ursula von der Leyen, candidate favorite à sa propre succession, s’est dite ouverte à une telle coopération avec CRE. Si celle-ci se concrétise il faudra donner des gages en s’éloignant des extrêmes.
« Le groupe CRE a beaucoup plus intérêt à chercher un rapprochement avec certaines parties du PPE qu’avec le groupe ID. Au sein du PPE, certaines délégations sont viscéralement opposées à toute coopération avec l’extrême droite », analyse Christine Verger, vice-présidente de l’institut Jacques-Delors.
2. Bêtes noires
La composition des groupes et les frictions entre délégations expliquent aussi la difficulté des extrêmes à s’unir. Ainsi, les Allemands de l’AfD, membres d’ID, sont vus comme « infréquentables », grince une source du groupe CRE. Le parti, auparavant membre des Conservateurs et Réformistes, a d’ailleurs été poussé vers la sortie en 2016. Or le scrutin de juin devrait créditer l’AfD d’une grosse quinzaine d’élus à Bruxelles, contre neuf actuellement. Pas de quoi rassurer CRE et faciliter son rapprochement avec ID.
France-Allemagne versus Italie-Pologne. Selon nos dernières projections, le groupe Identité et Démocratie du prochain Parlement devrait être dominé par ses formations française (RN) et allemande (Alternative für Deutschland), toutes deux en forte croissance. La Lega italienne, qui domine actuellement ID, pourrait perdre deux tiers de ses membres au profit du parti de Fratelli d’Italia, membre de CRE. Le parti de Giorgia Meloni devrait ainsi surpasser en nombre les Polonais de Droit et Justice (PiS), qui perdraient une dizaine de membres. Au total, les deux groupes sont donnés au coude à coude en nombre de sièges (entre 80 et 90 sièges chacun).
Identité et Démocratie aussi a ses bêtes noires dans le camp voisin. « La relation entre madame Le Pen [RN, groupe ID] et madame Meloni [Fratelli d’Italia, groupe CRE] est très mauvaise », analyse Christine Verger. Et le parti Droit et Justice, le PiS polonais, membre de CRE, est aussi dans le viseur d’ID.
« La coopération avec CRE se passera mieux quand leurs membres polonais [du parti Droit et Justice, PiS] auront perdu des plumes », gage un stratège d’ID.
Il faut dire que le PiS prône traditionnellement une ligne « anti-russe » dure qui se heurte frontalement à la longue tradition russophile du RN ou de l’AfD. La formation polonaise est toutefois affichée en perte de vitesse pour les élections à venir et semble faire preuve d’une ambiguïté croissante dans son soutien à l’Ukraine.
3. Centralisme versus silos
Enfin, la structure hiérarchique du groupe CRE, héritée de l’époque où les conservateurs britanniques étaient à la barre, se heurte au fonctionnement en silos nationaux du groupe Identité et Démocratie. « Pour les européennes, ID n’a pas de programme, alors que CRE a un texte commun. Vague, mais commun », constate Christine Verger, de l’institut Jacques-Delors.
L’organisation décentralisée d’ID facilite l’absorption de nouvelles délégations, mais complique de fait le travail législatif, du dépôt d’amendements aux votes, qui se font le plus souvent en ordre dispersé. Elle s’avère donc peu compatible avec l’ambition des Conservateurs et Réformistes de peser dans le jeu législatif.
Relire notre article : Le « un pour tous, chacun pour soi » de l’extrême droite au Parlement européen.
À l’inverse, la hiérarchie du groupe CRE et le poids de ses deux principales délégations – italienne et polonaise – rebutent certains membres d’ID, satisfaits de la liberté que leur confère leur groupe, et peu enclins à partager la couverture avec des cohortes au poids politique plus important.
« Je ne voudrais pas être une petite délégation [chez CRE], parce que je n’obtiendrais rien », tance un conseiller d’ID qui compare la position des petites formations chez ID, libres de voter ce qu’elles veulent, et chez CRE, où la loi de la majorité les oblige à faire des concessions.
Cette différence de fonctionnement entre les deux groupes n’a pourtant pas empêché plusieurs élus ID de franchir la ligne et de rejoindre les rangs de CRE au cours du mandat, à l’image de l’élu allemand Lars Patrick Berg ou de deux élus du Parti des Finlandais. Plus généralement, la liberté d’action laissée aux membres d’ID bénéficierait aux Conservateurs et Réformistes s’ils voulaient davantage attirer dans leurs orbites certains élus d’ID.
Des membres des deux groupes ont d’ailleurs déjà associé leur force à plusieurs reprises : pour compliquer l’adoption de plusieurs textes du Green Deal, en commission de l’Agriculture par exemple, ou encore pour appeler au rejet d’une liste d’activités "vertes" au sens de la taxonomie de l’investissement durable (afin d’y demander l’inclusion du gaz et du nucléaire). Le Polonais du PiS, Mateusz Morawiecki, et Fabrice Leggeri, pour le RN, ont encore récemment affiché leur unité contre le pacte asile et migration adopté à Bruxelles, lors d’une conférence commune mi-avril.
Ainsi CRE pourrait travailler au cas par cas, sur certains votes, avec des élus ID soigneusement choisis, sans s’encombrer du groupe dans son entièreté et en affaiblissant, de facto, ce dernier. Le printemps, c’est aussi la saison du « cherry picking ».
Le Fidesz de Viktor Orbán, agent agglomérant
Le parti du très autoritaire Viktor Orbán, en Hongrie, a quitté le groupe PPE de centre-droit en 2021. Depuis, le Fidesz est politiquement sans abri au Parlement européen. Ses dirigeants aimeraient rejoindre le CRE, mais son adhésion se heurte pour l’instant à l’opposition des délégations tchèque, suédoise et roumaine du groupe.
Proche des positions d’ID – d’abord par sa bienveillance vis-à-vis de la Russie de Vladimir Poutine –, la formation hongroise pourrait faciliter un rapprochement entre les deux groupes en décalant encore plus à droite le barycentre de CRE.
Viktor Orbán lui-même est un fervent partisan du rapprochement des groupes à la droite du PPE. Dans une interview au Point, en décembre dernier, il déplorait la division de la droite dure et de l’extrême droite en deux formations distinctes.