Neuf mois. Le temps écoulé entre l’annonce et la présentation du texte a nourri de nombreux fantasmes autour des intentions de la Commission et des conséquences de la révision présentée ce 14 mars. Éclairage sur cinq idées reçues.
« La réforme va faire baisser les prix de l’énergie »
Après analyse des différentes moutures de la réforme qui ont circulé avant sa publication officielle (ici et ici), experts et professionnels du secteur ne sont pas sûrs que les mesures présentées par la Commission feront refluer les prix. « C’est beaucoup trop tôt pour voir comment réagissent les marchés et les investisseurs », estime un énergéticien à Bruxelles.
« La baisse des prix dépend de beaucoup d’autres facteurs : disponibilité du nucléaire en France, météo, marché mondial du gaz… donc, à court terme, je ne vois pas de conséquences directes sur les prix de cet hiver », abonde un autre professionnel de l’énergie.
La révision est pourtant bien née de la crise des prix de l’énergie qui a secoué l’Europe à l’automne 2021 (avec la reprise post-Covid) et plus fortement encore à partir de mars 2022 (avec les conséquences de la guerre en Ukraine). À l’été, lorsque les prix du gaz ont atteint des sommets et entraîné ceux de l’électricité, même les plus réticents à une réforme d’ampleur, au premier rang desquels l’Allemand Robert Habeck, semblaient se rallier à l’idée qu’une refonte était nécessaire.
L’objectif premier est donc bien de faire baisser les factures énergétiques. D’autant plus que depuis quelques mois, le texte est aussi l’une des facettes de la réponse européenne à l’Inflation Reduction Act. Ce plan américain de soutien massif à l’économie comprend notamment de fortes subventions à l’énergie pour en baisser le prix. L’Europe veut s’aligner.
La révision « entraînera une baisse des prix pour les consommateurs en raison des faibles coûts d’exploitation des énergies renouvelables et bas carbone », dont le déploiement est davantage encouragé, assure la Commission dans les paragraphes introductifs aux textes révisés.
Mais d’autres, comme Eurelectric, mettent en garde contre les effets contreproductifs d’une réforme qui encourage les contrats à long terme de type contrat pour la différence (CFD, assurant un prix fixe garanti par l’État) ou les contrats de gré à gré, (PPA, en anglais). Mal encadrés, ils pourraient en fait distordre les prix sur les marchés de court terme.
En effet, si, par exemple, le prix fixé par le CFD est de 80 €/MWh et le prix journalier est de 200 €/MWh, les producteurs doivent reverser 120 € à l’État pour chaque MWh qu’ils produisent pendant cette heure. Lorsque le prix intrajournalier tombe à 119 €/MWh, il est rationnel pour le producteur de réduire son activité. Cela implique la perte d’une production à faible coût et donc, une pression à la hausse sur les prix intrajournaliers.
C’est d’ailleurs une des critiques faites par la Direction générale à la concurrence lors de l’examen au sein de la Commission d’une première mouture de la réforme : elle mettait en garde, paradoxalement, contre le risque de tirer les prix vers le haut.
« La réforme permettra de se substituer à l’Arenh français »
La France veut absolument que la révision du marché de l’électricité permette aux contrats pour la différence d’assurer le financement de la production dans les centrales nucléaires existantes. Pour l’heure, ces contrats à prix garanti par l’État ne sont possibles que pour les ENR et sont encadrés par la direction de la concurrence, à Bruxelles.
Le gouvernement français voit dans l’ouverture des CFD au nucléaire dit « existant » un moyen de préparer la sortie du système de financement par l’Arenh, prévue pour 2025. Il s’agirait de remplacer le prix de l’Arenh par celui fixé via un CFD. « Le post-Arenh doit être intégré dans le cadre général européen, sinon il devra encore être traité comme un cas à part pour la situation française… », explique une source ministérielle à Paris.
L’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh) est un dispositif permettant aux fournisseurs d’électricité concurrents d’EDF de racheter une partie de sa production nucléaire à un tarif de 42 €/MWh. Ce mécanisme a été mis en place pour une période transitoire entre 2011 et fin 2025.
Dans une version quasi définitive du texte, la Commission écrit vouloir rendre les CFD plus faciles d’accès pour les « nouveaux investissements dans la production d’électricité bas carbone [le nucléaire, donc] et à partir de combustibles non fossiles ».
Les partisans d’une réforme minimaliste expliquent à Contexte y voir l’exclusion des CFD sur les technologies existantes. Au contraire, analyse un Français au Parlement européen, c’est une formule qui « définit les capacités de production pouvant être soutenues et donc intégrées dans les contrats PPA ou CFD de manière suffisamment large pour intégrer non seulement le futur nouveau nucléaire, mais aussi le nucléaire actuel, s’il fait l’objet de réinvestissements ».
Selon lui, un « nouvel » investissement peut très bien comprendre le financement pour prolonger la durée de vie ou augmenter la capacité d’une centrale existante. « Donc le nucléaire actuel, à condition qu’il y ait des investissements supplémentaires, et le grand carénage rentreront dans le cadre. »
« La réforme casse trente ans de construction du marché de l’électricité européen »
L’ambition de la révision annoncée en juin 2022 par Ursula von der Leyen s’est rapidement dégonflée (relire notre article). La « réforme en profondeur » d’un marché de l’électricité qui « ne fonctionne plus » présentée par la présidente de la Commission est devenue, quelques semaines plus tard dans la bouche de la commissaire à l’Énergie, un simple « ajustement ».
Les règles de marché construites en paquets successifs depuis les années 1990 ne sont pas remises en cause. Les textes présentés par la Commission ne font que compléter certains aspects pas encore encadrés par la directive et le règlement « électricité » révisés en 2019.
Pas question de revenir sur les principes phares du fonctionnement du marché européen et de la fixation des prix au jour le jour. Bruxelles conserve intact le système de prix marginal, selon lequel le prix de la dernière centrale appelée pour répondre à la demande fixe celui attribué à tous les producteurs ayant contribué à approvisionner le marché. Le principe « d’ordre de mérite », selon lequel sont d’abord appelées les sources de production d’électricité au coût variable le plus faible, est aussi préservé. Les ENR viennent donc en premier, suivies du nucléaire puis des fossiles (charbon, gaz, etc.).
Ce sont bien ces règles du jeu, animant le marché « spot » – marché de gros et de court terme – qui sont à l’origine du très critiqué « couplage des prix du gaz et de l’électricité ». Un principe que certains, comme Bruno Le Maire, ont régulièrement appelé à abolir. Mais la révision proposée ne touche pas à la formation des prix à court terme.
« La DG Ener [Direction générale de l’énergie à la Commission européenne] bloque [toute révision d’ampleur], ses fonctionnaires ont passé leur vie à tricoter le marché à court terme, ils ne veulent rien toucher », analyse une source proche du gouvernement français.
Bruxelles préfère s’attaquer au marché de long terme, qui guide les prix payés par les consommateurs. C’est ce marché qui sera en partie décorrélé de la fluctuation des cours de l’énergie propre aux échanges à court terme. Le tout en encourageant des contrats de type PPA ou CFD.
« Jusqu’à présent, le long terme n’a pas vraiment fait partie des priorités de la Commission européenne, car on était centrés sur l’amélioration de la coordination entre les États membres, qui passait par la régulation des interconnexions ou autres, et donc les échanges à court terme sur le marché de gros », admet à Contexte un fonctionnaire de l’exécutif européen.
« La réforme signe la fin de l’européanisation du marché de l’énergie, le retour aux logiques nationales »
La crainte d’un démantèlement du marché européen pour revenir à des marchés nationaux a été alimentée par plusieurs pays, dont la France, dès l’automne 2021. Le marché de l’électricité doit « être amélioré pour établir un meilleur lien entre le prix payé par les consommateurs et le coût moyen de production de l’électricité dans les mix de production nationaux », écrivaient en octobre 2021 le ministre français de l’Économie, Bruno Le Maire, et ses homologues espagnol, grec, roumain et tchèque.
« Un discours très antieuropéen qui signe le retour aux logiques nationales », s’inquiétait un diplomate d’un État voisin de la France.
Dans sa réponse à la consultation de la Commission, en amont de la présentation de la réforme, Paris assumait sa vision. « Le fait que les prix aux consommateurs finaux puissent être différents d’un État membre à l’autre n’est pas en contradiction avec le marché unique, cela revient simplement à ce qu’ils bénéficient des avantages économiques comparatifs des mix électriques de l’État où ils se trouvent. »
Si elle signe un repli sur soi, la réforme serait plutôt un repli européen, analysent les partisans de la révision. Il s’agirait surtout de décorréler le prix des capacités décarbonées domestiques – ENR ou nucléaire – de celui du gaz fossile importé.
Avec sa réforme, la Commission entend surtout éviter des mesures nationales de réglementation des prix, qui auraient été bien plus nocives pour l’unité européenne. Ses propositions de révisions « sont plus efficaces que les actions individuelles des États membres et évitent une approche fragmentée », peut-on lire dans les paragraphes d’introduction de la législation.
Reste qu’en encourageant les contrats à long terme, à prix fixe et garantis par la puissance publique, Bruxelles favorise les pays qui peuvent se permettre ces aides massives. Ceux des Vingt-Sept qui peuvent financer de nombreux CFD et garantir les PPA ne protégeront-ils pas mieux leurs consommateurs de la volatilité des prix ? Le système pourrait créer une Europe de l’énergie à deux vitesses.
« La réforme va permettre d’éviter une nouvelle crise énergétique l’hiver prochain »
« L’objectif de cette réforme est d’apporter rapidement une valeur ajoutée aux citoyens et aux entreprises de l’UE pendant la crise actuelle et la saison de chauffage 2023/2024. » Voilà ce qu’affichait la page web de la consultation ouverte par la Commission européenne en amont de la présentation des textes. Un agenda qui paraît difficile à tenir, même avec une négociation accélérée.
La présidence suédoise du Conseil se montre prête à tenir une cadence soutenue d’examen du texte.
« Le tempo est très important », affirmait la ministre suédoise de l’Énergie, Ebba Busch, fin février. « La présidence suédoise est prête à faire avancer les choses aussi vite que possible. Nous devrions considérer ces mesures à long terme comme faisant également partie des textes d’urgence. »
Un calendrier qui plaît à Paris, selon qui il est « impératif que cette réforme aboutisse en 2023 ». Mais tous au Conseil ne partagent pas ce sens de l’urgence. Le ministre allemand de l’Économie et du Climat, Robert Habeck, plaide pour une réforme « lancée à plein régime après les élections européennes », en mai 2024.
Au Parlement européen, il faudra éviter les conflits de compétence entre commissions et trancher rapidement une question : laquelle prend le lead sur la réforme ? Une procédure accélérée, à l’instar de celle adoptée pour les législations sur le stockage de gaz en juillet, est envisagée. Elle permet de passer plus rapidement sur certaines étapes du travail parlementaire, comme le vote en commissions.
Pour le président de la commission de l’Environnement au Parlement européen, Pascal Canfin, il faut « voter l’ensemble des textes à l’été, pour pouvoir ensuite engager les trilogues et se donner toutes les chances de conclure, idéalement, à la fin de l’année ou au début de l’année prochaine », juste avant les élections européennes. Cette volonté d’agir de manière accélérée est, selon le Français, « quelque chose qui pourrait être partagé par une majorité du Parlement ».
Si agir vite, avec un texte adopté en un an, est envisageable, espérer peser sur l’hiver 2023 semble très optimiste.
« Il est difficile d’envisager que les effets se fassent sentir cet hiver de manière très significative, compte tenu du caractère graduel de certaines mesures et du temps d’adoption de la nouvelle réglementation », analyse Damian Cortinas, membre du conseil d’administration de Entsoe, organisme regroupant les gestionnaires de réseaux d’électricité européens.
Selon lui, « l’impact sur la formation des prix devrait toutefois être bénéfique sur le long terme : en valorisant les investissements et les flexibilités nécessaires pour décarboner le système et le rendre indépendant des fossiles, et en facilitant l’accès au marché de long terme et à son effet stabilisateur sur les prix ».