Le vice-président exécutif de la Commission européenne livre à Contexte et à notre confrère allemand Table Media son ambition pour la fin du mandat et la campagne électorale à venir.
Frans Timmermans défend le Pacte vert, une priorité de la Commission von der Leyen depuis 2019 dont il est le maître d’œuvre. Ce vaste chantier a été soutenu par une majorité au Parlement, du Parti populaire européen (PPE, droite) aux Verts en passant par les sociaux-démocrates (S&D) ainsi que les centristes et libéraux de Renew.
Mais depuis plusieurs mois, des voix critiques se font entendre. Début mai, le PPE a adopté une résolution appelant à rejeter deux législations majeures, sur l’utilisation durable des pesticides et sur la biodiversité, présentés comme des menaces à la sécurité alimentaire.
Sans le parti de droite PPE, pas de majorité stable au Parlement pour adopter vos législations du Pacte vert. Comment sortir de l’impasse ?
Quelle est la résolution adoptée par le PPE sur le Pacte Vert ?
Selon cette résolution, le parti de droite considère que vouloir réduire l’utilisation de pesticides est un objectif louable, mais qu’en l’état actuel la proposition de règlement représente une menace pour la sécurité alimentaire de l’Europe. Concernant la proposition sur la restauration de la nature, le PPE s’inquiète notamment de « son objectif de retirer de la production 10 % des terres agricoles ». Ce projet de résolution recommande donc de rejeter ces deux textes, en cours de négociation au Parlement et au Conseil.
Nous savons très bien d’où vient la vraie menace sur la sécurité alimentaire : de la crise climatique, de l’usage excessif des pesticides et des engrais. Tout cela porte atteinte à la biodiversité, à la nature, or nous en avons besoin pour atteindre nos objectifs climatiques. Ce constat n’est pas remis en cause par le PPE. La question est donc de savoir si nous agissons dès maintenant ou si nous attendons. Il y a une chose dont je suis sûr : plus on prend de temps, plus l’action coûtera cher.
Concernant nos propositions pour la restauration de la nature et la réduction des pesticides, j’ai lancé un défi aux élus du PPE, dont Peter Liese et Esther De Lange : « Soyez précis, dites-nous ce qui ne vous convient pas et puis voyons si on peut trouver des compromis. » Nous pourrions prendre notre temps, mais nous ne pouvons pas laisser nos agriculteurs dans l’incertitude et leur dire « On verra l’année prochaine ou dans deux ans ».
Qui sont Peter Liese et Esther de Lange ?
Peter Liese est un eurodéputé allemand, coordinateur du groupe de droite au sein de la commission Environnement du Parlement européen. Esther de Lange, néerlandaise, est vice-présidente du groupe et aussi membre de la commission Envi.
Quant à ceux qui pensent que s’engager pour la restauration de la nature signifie interdire la construction d’éoliennes ou de panneaux solaires : c’est complètement faux. Le secteur de l’énergie renouvelable et ceux qui veulent protéger la nature ont le même but, or ils se trouvent trop souvent en opposition. Avec nos propositions, nous pouvons éviter cette dissension.
Un temps soutien au Pacte vert, le PPE s’est mué en défenseur d’un moratoire sur les mesures écologistes. Dans ce contexte, le parti de droite est-il encore un allié ?
Tout ce que nous avons construit sur le Pacte vert ou pour la reprise post-Covid se fonde sur le soutien des partis du « centre élargi » du Parlement européen : le PPE, les sociaux-démocrates, Renew et les Verts. C’est l’alliance qui fonctionne pour avoir des résultats.
Nous avions un accord avec la droite sur le Pacte vert dès le début du mandat [en 2019, Ndlr]. Maintenant, les élections européennes de 2024 approchent et leurs élus nationaux font des alliances avec l’extrême droite, notamment depuis les élections en Italie, en Suède et en Finlande [pays où des partis d’extrême droite ont remporté des scrutins et sont arrivés au pouvoir grâce à des coalitions avec la droite traditionnelle, Ndlr].
La question fondamentale à laquelle le PPE doit répondre est la suivante : est-il toujours prêt à trouver des compromis avec nous ? Si la réponse est non, nous allons vers une nouvelle dynamique politique, qui aura des effets non seulement sur le Pacte vert, mais aussi sur le prochain mandat. Personnellement, je souhaite sauvegarder cette coalition de partis proeuropéens.
Justement, dans de telles conditions, comment mener à terme le Pacte vert d’ici la fin du mandat ? Le sort de plusieurs dossiers clés est encore incertain. Comme celui sur la réduction des déchets d’emballages ou la présentation de la révision de la législation sur les produits chimiques, dite « Reach », qui se fait toujours attendre.
Tout d’abord, il faut éviter de donner l’impression que nous avons déjà fini. Nous, à la Commission, on fonce jusqu’à la fin !
Sur les emballages, je suis assez optimiste. Quant à Reach, [la proposition de révision] viendra bien avant la fin de l’année 2023. Étant donné l’abondance des données scientifiques sur l’effet des produits chimiques sur la santé humaine, sur la nature et sur la biodiversité, nous ne pouvons pas nous permettre de tarder à agir.
Pourquoi dit-on que le sort de certains dossiers est incertain ?
La proposition de règlement sur les emballages cristallise de nombreuses critiques au Parlement et au Conseil de l’UE, et fait l’objet d’un lobbying intense (voir ici). Des objectifs clés de la proposition de la Commission sont remis en question. Quant à Reach, ce fut l’une des premières cibles du PPE dans sa rhétorique en faveur d’un moratoire législatif pour protéger l’industrie. Le calendrier de la révision a fait l’objet d’une bataille politique au plus haut niveau de la Commission, et finalement abouti à un report à la fin du mandat (relire notre article).
Pour autant, je comprends que les citoyens puissent me dire : « Écoute mon vieux, c’est un peu trop. » C’est vrai qu’il y a la guerre en Ukraine, la révolution industrielle, des réformes, comme celle sur les retraites en France. Mais j’ai aussi la responsabilité de dire : « Oui c’est beaucoup, mais il faut bouger maintenant, sinon ça sera encore plus difficile. »
Vous dites qu’à la Commission « on fonce », mais plusieurs propositions législatives n’ont pas encore vu le jour et ont à nouveau été reportées, comme sur les sols, les déchets et les microplastiques. Ce qui laisse très peu de chances pour qu’elles soient adoptées d’ici les élections du printemps 2024, ou au moins examinées par le Parlement et le Conseil.
Nous ferons ce que nous pouvons. Je ne présenterai des textes que s’ils sont prêts et après consultation publique. Si cela signifie que leur présentation est proche de la fin du mandat, tant pis, la qualité prime avant tout. Et je n’exclus pas que certains textes ne soient pas prêts.
Il s’agit d’un manque de moyens ou de volonté politique ?
Je ne vous cache pas que nos services sont aussi sous une pression incroyable. Mais je ne suis pas naïf, c’est aussi une question d’opportunité politique. J’ai besoin d’une majorité [pour soutenir les textes].
Selon vos récentes déclarations, les accords trouvés entre le Parlement et les États sur le paquet climat devraient permettre de dépasser l’ambition initiale de – 55 % d’émissions nettes de l’UE en 2030. Prévoyez-vous de faire un bilan pour chaque texte adopté en trilogue ?
Aujourd’hui je pense pouvoir dire que nous sommes à peu près à – 57 % d’émissions nettes, peut-être 58 %, mais d’ici la COP28, je veux pouvoir être précis. J’ai effectivement demandé à mes services d’effectuer ce travail avec précision pour faire le bilan de l’ambition du paquet [présenté en juillet 2021 par la Commission et adopté par les colégislateurs en trilogue fin 2022].
La Conférence des parties (COP28) aura lieu à Dubaï du 30 novembre au 12 décembre 2023.
La Commission a ouvert, fin mars, une consultation sur les objectifs climatiques pour 2040. Pensez-vous que la prochaine Commission devra lancer un deuxième Pacte Vert pour mettre en musique cette ambition ?
Il faut en tout cas que ce soit au cœur de la campagne électorale à l’échelle européenne. Je veux que chaque parti dévoile son jeu. Je ne veux pas avoir affaire avec des partis qui ne se prononcent pas clairement avant les élections sur ce qu’ils veulent faire avec le Pacte vert – agir contre la crise climatique, le risque d’écocide. Le PPE fait alliance avec l’extrême droite : qu’est-ce que ça veut dire pour le futur ?
Les citoyens ont le droit de savoir comment se positionnent les partis politiques sur la question écologique.
Le noyau dur de la campagne que je voudrais faire – je ne sais pas si je la ferai, mais ça devra être porté par mon mouvement, les socialistes –, c’est de bâtir une Europe solidaire avec les prochaines générations, pour que nous soyons de « bons ancêtres ». Comme le mouvement socialiste au XIXᵉ siècle avec la révolution industrielle, nous devons maintenant réinventer la solidarité sur la base des contraintes écologiques et climatiques, et présenter un projet de redistribution globale.
Que signifie « Être un bon ancêtre » ? C'est un concept développé par l’essayiste australien Roman Krznaric, qui s’interroge sur la manière de dépasser les diktats de notre époque court-termiste pour agir dans le respect des générations futures. Frans Timmermans reprend régulièrement cette expression dans ses prises de parole publiques pour insister sur la nécessité de répondre dès maintenant aux défis – notamment climatique – du futur.
Cela veut-il dire que le Pacte vert doit avoir une suite ?
La crise climatique et l’écocide ne disparaissent pas après cinq ans de Pacte vert. Et tous ceux qui disent « ne vous inquiétez pas, allons doucement » tiennent des propos mensongers. Ce n’est pas honnête. Il faut quand même avoir l’audace de confronter nos concitoyens à la réalité.
Je lance un appel aux Français : vos ancêtres ont dédié leur vie à construire des cathédrales tout en sachant qu’ils ne verraient jamais la fin du chantier. [En menant cette transition écologique], nous sommes en train de construire une cathédrale pour nos enfants et nos petits-enfants. Ce sont bien eux qui en profiteront.
Tout ça est assez loin des déclarations récentes d’Emmanuel Macron. Lui imagine plutôt une prochaine Commission européenne qui serait celle de l’exécution, avec une pause dans les nouvelles réglementations.
Je rejoins le président de la République quand il dit : « Cette [prochaine] Commission devra mettre en exécution ces projets. » Il a complètement raison, la future Commission aura un fardeau très lourd d’exécution des décisions prises sous ce mandat (relire notre article).
Mais il faut faire attention. Il faut présenter aux citoyens, lors des élections européennes, un projet politique. Quels électeurs vont aller aux urnes si nous nous présentons comme simples administrateurs de Bruxelles ?
C’est d’ailleurs une décision des chefs d’État et de gouvernement, ainsi que du Parlement européen, de faire de la Commission un organe politique. Donc je dis à tous ceux qui ont l’ambition de mener la Commission européenne : qu’ils se présentent aux élections.
Voulez-vous vous engager pour un troisième mandat à la Commission ?
Mon engagement n’est pas lié à un mandat en tant que commissaire. Il y a ceux qui disent que je vais rentrer aux Pays-Bas pour faire de la politique nationale. Et pour d’autres, je vais rester au niveau européen. Moi, franchement, je ne sais pas. La seule chose que je sais, c’est que mon engagement continuera. Je veux faire partie de ceux qui préparent le programme des socialistes pour les élections, partager mes idées. Ensuite, nous verrons. Deux mandats en tant que premier vice-président de la Commission européenne avec des tâches assez lourdes, c’est beaucoup.