« Le Green Deal continue d’avancer […] à l’exception notable du sujet agricole. »
Fin décembre, à l’heure des bilans de fin d’année, le président de la commission de l’Environnement, Pascal Canfin (Renew), admet son embarras face aux dossiers agricoles. Alors que les autres textes du Green Deal se concluent un à un, la stratégie De la ferme à la table, elle, fait du sur place. Quelques semaines plus tôt, le 22 novembre, le règlement sur l’usage durable des pesticides a été rejeté par le Parlement européen réuni en plénière. Le même jour, la législation sur les emballages, texte clef pour l’industrie agroalimentaire, est largement affaiblie par les eurodéputés. Sur ces deux dossiers, la commission Environnement, qui pilotait les négociations, a été mise en minorité.
Pascal Canfin reconnaît « un plantage très clair » pour le règlement pesticides. Sur les emballages, il concède que la proposition initiale de la Commission a été « diminuée ». Mais il tempère : le cœur du texte est, selon lui, préservé. Au sein même de la commission Envi, le constat est plus sévère.
« La ligne de la commission de l’Industrie [Itre] est passée comme une lettre à la poste en plénière. La marque “Envi” sert désormais de repoussoir », déplore un assistant parlementaire, écœuré après le vote sur les emballages.
Le tournant du règlement restauration de la nature
Comme la plupart de nos interlocuteurs, cette source s’inquiète de la « polarisation » du Parlement européen, exacerbée par la fin de mandat : « c’est comme s’il n’y avait plus de ligne médiane possible ». Pour beaucoup, les tensions autour du règlement sur la restauration de la nature ont marqué un point de rupture dans la législature. Au nom de la sécurité alimentaire, dans le contexte de la guerre en Ukraine, le Parti populaire européen a mené une fronde contre ce texte qui vise à restaurer les écosystèmes, y compris agricoles. Le règlement a finalement été adopté, au bout du suspense et à quelques voix près. Mais malgré ce qui s’apparente à une défaite sur ce sujet, la droite européenne engrange depuis les victoires sur le Green Deal et son volet agroalimentaire.
« On a réécrit de nombreuses lois de manière que l’industrie puisse mieux s’en accommoder », se félicite l’allemand Peter Liese, chef de file du PPE en commission Envi. Pour lui, le départ de Frans Timmermans à l’été 2023 a changé la donne. « Nous avons beaucoup plus de réalisme dans les institutions ».
Pascal Canfin n’a pas la même lecture.
« Sur la transition agricole, la logique est devenue particulièrement instable. […] Tout se joue à une poignée de voix. On lance la pièce et parfois ça tombe d’un côté, parfois de l’autre », analyse-t-il.
Pour le président de la commission Envi, la stratégie de « dépolarisation qui a marché pour tout le reste » du Green Deal échoue sur l’agriculture. « Comme on ne parvient pas à s’entendre sur les objectifs, impossible de s’accorder sur les mesures pour y arriver », explique-t-il. Les crises découlant de l’invasion russe en Ukraine ont renforcé ces tensions, la sécurité alimentaire et la lutte contre l’inflation éclipsant pour certains la nécessité de verdir l’agriculture.
Fébrilité de fin de mandat
Et la perspective des élections européennes de juin 2024 n’a rien arrangé. « Plus les élections approchent, plus les politiciens deviennent nerveux et influencés par les lobbyistes qui représentent de grands intérêts économiques », analyse l’eurodéputée des Verts en commission Itre, Manuela Ripa, pour expliquer le vote sur les emballages. Et pour cause, ce dossier a fait l'objet d'un lobbying très intense ces dernières années, en particulier de la part de l'industrie agroalimentaire avec le secteur de la restauration.
Les divisions au sein des groupes politiques sont elles aussi exacerbées par l’approche du scrutin. Plusieurs délégations de Renew n’ont pas suivi la ligne de Pascal Canfin pour le vote pesticides. Même chose au S&D (socialistes), avec de nombreuses voix dissidentes chez les Espagnols, les Italiens et les Roumains. « Avant le vote sur les pesticides, on a mis l’accent sur le S&D et Renew, car les deux groupes étaient très divisés », confirme un lobbyiste du monde agricole. Ces deux groupes, jugés décisifs car désunis, étaient aussi dans le viseur des lobbyistes sur le règlement emballages (relire notre article).
Du côté de la commission Agri, on estime que la commission Envi a sa part de responsabilité dans la débâcle du vote sur les pesticides. « Je laisse à Pascal Canfin le soin de réfléchir à ce qui a contribué à cette polarisation », tacle le président de la commission Agriculture, Norbert Lins (PPE). Ce dernier n’a toujours pas digéré que la commission Envi remporte la quasi-intégralité des compétences sur le règlement pesticides. Un assistant parlementaire de droite pointe aussi « l’aveuglement » du président de la commission Envi, qui aurait péché par excès de confiance après les succès engrangés sur d’autres dossiers, comme le paquet climat.
D’autres, à l’image de la rapporteure de la commission Agri sur les pesticides, Clara Aguilera (S&D, socialiste), jugent que c’est la « radicalité » de la commission Envi qui est en cause : « En voulant remporter le match 10 à 0, ils l’ont finalement perdu. » La position de la commission Envi, façonnée par une rapporteure des Verts, Sarah Wiener, allait sur certains points plus loin que la proposition de la Commission.
Agri fait bloc
La commission Agri voit également dans ce vote le témoignage de son unité.
« Vu le nombre de dossiers qui relèvent de la compétence de la commission Envi, seuls les rapporteurs et rapporteurs fictifs s’impliquent dans les discussions, alors que nous, nous associons tout le monde », avance Norbert Lins. « Était-il vraiment sage de faire de la commission Envi la plus grande commission de cette maison ? », s’interroge l’Allemand.
Un assistant parlementaire observe par ailleurs que plusieurs eurodéputés des commissions Agri et Itre sont suppléants en Envi et jouent le rôle de « cheval de Troie » sur leurs dossiers. « Pourquoi est-ce qu’on ne fait pas pareil en allant sur le terrain d’Agri et Itre pour porter la voix Envi ? », poursuit-il.
La défaite d’Envi sur les pesticides a un temps galvanisé la commission Agri. « On a le vent en poupe ! », se réjouissait une source parlementaire au lendemain du vote. Quelques jours plus tard, la commission Agri parvenait à obtenir l’exclusion des bovins du champ d’application de la directive sur les émissions industrielles dans le dernier round de négociations avec le Conseil.
Tout en se satisfaisant des victoires politiques de la commission Agri, l’eurodeputé Renew et éleveur Jeremy Decerle s’inquiète : « La stratégie du PPE n’est pas forcément payante, je crains qu’il y ait un retour de bâton sur les nouvelles techniques génomiques. À trop polariser, on prend le risque de tout perdre ». Le règlement sur les NGT, réclamé par une partie du monde agricole mais dénoncé par les écologistes, doit être voté en plénière en février.
Quid du prochain mandat
Mais pour un observateur bruxellois du monde agricole, la dynamique s’arrête là. « Je ne pense pas que l’histoire se répète pour les autres dossiers. La problématique n’est pas la même pour le règlement sur les nouvelles techniques génomiques, la majorité est plus stable. » L’impact pourrait plutôt se faire sentir pour la prochaine législature.
« Tout ça n’amène pas de l’eau au moulin d’une commission Environnement qui resterait très forte ou qui s’élargirait », anticipe la même source.
En commission Agriculture, certains espèrent une redistribution des compétences, afin d’avoir à nouveau la main sur les questions de sécurité sanitaire, comme les pesticides. La partie n’est pas gagnée, la redéfinition des périmètres des commissions parlementaires étant un exercice délicat. La refonte de la répartition des compétences, un temps envisagée, semble d’ailleurs en mauvaise voie.
Lors de la prochaine mandature, la construction de compromis sur les dossiers agricoles risque d’être encore plus ardue en raison de la possible montée des extrêmes lors des élections européennes. « C’est une grande crainte : il sera plus facile d’avoir des majorités contre que des majorités de construction », estime l’une de nos sources. Le vote de rejet du règlement pesticides serait alors un avant-goût de la polarisation du prochain Parlement européen.