Comment le TGV a-t-il pu, en l’espace de deux décennies, passer du statut de fleuron national exhibant les trains les plus rapides du monde, à celui de boulet économique ? Dans un projet de rapport qu'elle s'apprête à dévoiler, la Cour des comptes dresse un bilan intraitable de la grande vitesse, victime de décisions politiques irrationnelles et d’estimations de rentabilité faussées.
Péché d'optimisme
Sur six liaisons à grande vitesse citées et déjà en service, aucune n’atteint les objectifs annoncés. Le fossé est parfois important. La rentabilité de la LGV Nord atteint péniblement 3 %, contre 12,9 % initialement envisagés. La LGV Méditerranée affiche quant à elle un taux de 4,1 %, soit deux fois moins que prévu.
Loin de disparaître, le péché d’optimisme continue de planer sur les futurs investissements. Dans son étude menée pour évaluer la fréquentation du barreau Poitiers-Limoges, RFF « exagère significativement le niveau des trafics », estime la Cour.
Résultat, la rentabilité attendue est elle aussi biaisée. Dans le meilleur des cas, elle n’atteindrait de toute façon que 3,3 %. Ce qui impliquerait un apport massif de subventions pouvant « aller jusqu’à 80 % » afin d’assurer le fonctionnement de la ligne.
Pourtant, le projet suit son chemin, au gré des impérities politiques. Il est « non prioritaire et non financé, mais poursuivi avec vigueur », lâchent les sages de la rue Cambon. Il y a encore deux semaines, François Hollande donnait des gages à l’ancien chef de l'exécutif local du Limousin Jean-Paul Denanot sur l’aboutissement du projet.
L' "annonce politique" supplante la rationalité
Ce scénario, où l’État se rend complice de la pression exercée par les collectivités, semble se reproduire systématiquement. Quitte à mettre la décision publique en porte-à-faux avec la rationalité économique. « On constate que les annonces politiques, à haut niveau, confortent solidement les projets avant même que soient menées à bien les phases préliminaires », s’étonne la Cour.
La question du montage financier est souvent reléguée au second plan, quand les études techniques suffisent quasiment à asseoir la crédibilité du projet. Une telle impréparation rejaillit inéluctablement sur les projets. La recherche de financements pour la LGV Tours-Bordeaux est intervenue « douze ans après le lancement des études et seulement quatre ans environ avant le début des travaux », observent les auteurs.
L’État finit aussi par perdre de vue la finalité principale de la grande vitesse. Ce mode de transport peut concurrencer l’aérien s’il offre de relier de grandes métropoles en l'espace de trois heures et à un prix abordable.
Or, pendant que les prix grimpent, le TGV est également envisagé comme un outil d’aménagement du territoire susceptible de dynamiser les zones moins denses. Résultat, les TGV desservent 230 gares de l’Hexagone. Du jamais-vu en Europe. Ce maillage, qui concourt à satisfaire les demandes des élus locaux, a l’inconvénient de diminuer la rentabilité de ce train.
"Dérive naturelle" des coûts de la SNCF
Les collectivités ne sont pas les seules fautives. L’Europe aurait elle aussi sa part de responsabilité dans le dévoiement du rôle conféré à la grande vitesse.
En échafaudant un plan ambitieux de réseau européen de transport, l’UE compte quadriller le continent du nord au sud et d’est en ouest par des dessertes ferroviaires.
Quitte à prendre fait et cause pour des projets dont la rentabilité socio-économique est discutée. Ce serait le cas de la LGV reliant Bordeaux à l'Espagne voire du Lyon-Turin, également épinglé par le rapport.
À ce rythme, seule la disette budgétaire est susceptible de freiner la surenchère des projets. Hostile à l’idée de devenir l’exploitant de lignes non-rentables, la SNCF pourrait néanmoins faire plus pour contrer l’essoufflement financier du TGV.
Entre 2008 et 2013, le taux de marge enregistré par l’entreprise dans cette activité est passé de 29 % à 12 % du chiffre d’affaires. Certes, la hausse des péages appliquée par RFF pèse dans la balance, mais pas seulement. La Cour pointe une « dérive naturelle des autres coûts », dont la progression automatique des salaires…
La libéralisation du transport national de passagers engagée à l’échelle européenne fournira-t-elle l’électrochoc dont le système ferroviaire français semble avoir besoin pour corriger sa « trajectoire peu soutenable » ?
La SNCF doit « restaurer la marge opérationnelle de l’activité grande vitesse », enjoint la Cour, et ainsi contribuer au redressement d’un groupe ferroviaire dont la dette cumulée atteint désormais 44 milliards d’euros.
À défaut, le choix de l’inertie pourrait coûter cher. « Le risque est grand de voir le transporteur national aborder l’inéluctable ouverture à la concurrence de son activité voyageurs dans une position de faiblesse préjudiciable à son avenir. » La conclusion sonne comme un ultime avertissement.