TikTok déploie l’artillerie lourde pour assurer sa survie en Europe. Le « projet Clover », présenté le 8 mars par la plateforme chinoise, vise à rassurer les régulateurs avec la promesse d’une « enclave autonome et sécurisée » pour les données des utilisateurs européens. L’entreprise prévoit même de s’adjoindre « un partenaire européen tiers spécialisé dans la sécurité des données », qui surveillera les contrôles effectués par TikTok et les flux des données.
Cette stratégie, défensive, a pour but de prouver que la plateforme et sa maison mère ByteDance « ne sont pas des compagnies chinoises » contrôlées par le parti communiste, comme ne cesse de le marteler sur Twitter le vice-président chargé des politiques publiques en Europe, Theo Bertram.
Les pontes de l’entreprise au niveau mondial (Erich Andersen) et européen (Theo Bertram) multiplient les rendez-vous avec les décideurs publics français pour « vendre » le projet Clover : le ministre du Numérique, Jean-Noël Barrot, l’Arcom, Brigitte Macron… Une stratégie de lobbying et de communication de crise à mille lieues de celle déployée jusqu’ici à Paris par la petite équipe chargée des affaires publiques pour TikTok.
Attitude désinvolte
Tout juste un mois plus tôt, l’intervention du directeur des affaires publiques France de TikTok, Éric Garandeau, au Conseil national de la refondation (CNR) numérique a marqué les esprits. Lors de cette rencontre, consacrée à la protection des mineurs sur internet, une adolescente l’a vivement pris à partie : « Mettre des messages pour dire “Vous avez passé tant de temps [sur le réseau social]”, ce n’est pas suffisant ! […] Essayez de faire quelque chose, de réduire l’addiction ! ». En face, Éric Garandeau a d’abord botté en touche et renvoyé les utilisateurs à leurs usages : « Les vidéos, c’est vous qui les faites, hein. Donc faites des vidéos moins efficaces, collectivement, ça peut être une première réponse. » Avant de dérouler son argumentaire et d’assurer : « On fait vraiment le maximum pour que vous ne passiez pas trop de temps sur l’application. »
Cette attitude en dit long : à ce moment précis, TikTok n’a pas encore pris conscience que le vent a tourné. Se remémorant la scène, un lobbyiste de la place parisienne assène : « Garandeau aurait mieux fait de ne rien dire ou juste “Merci, on travaille dessus, soyez-en sûrs”. Là, il accuse ses utilisateurs. C’est de la folie. » Début décembre, déjà, la réaction avait été un peu désinvolte, quand le président de la République lui-même avait qualifié ce « réseau le plus efficace » de « premier perturbateur psychologique » chez les enfants et les adolescents, où fleurit de la « propagande russe cachée ». Une alerte qui n’a pas été suffisamment prise au sérieux par les équipes affaires publiques de TikTok en France, selon ce lobbyiste.
Petite équipe
Énarque, inspecteur des finances, ancien conseiller culture de Nicolas Sarkozy à l’Élysée, puis président du Centre national du cinéma, Éric Garandeau est le visage de TikTok en France depuis septembre 2020. Son arrivée a été suivie un an plus tard par celle de l’ancien collaborateur du député LR Raphaël Schellenberger, Louis Ehrmann. Une première lobbyiste, Sarah Khémis, avait été embauchée en mai 2019 avec un objectif : frapper à la porte des institutions pour présenter l’entreprise et l’intégrer aux discussions sur la régulation des plateformes.
Image7, cabinet de conseil prisé du CAC40 fondé par Anne Méaux, est missionné au même moment, mi-2019, pour faire connaître TikTok aux décideurs publics, mais sans se faire remarquer. Au début les portes sont closes, mais petit à petit la plateforme parvient à rencontrer notamment le secrétaire d’État au Numérique, Cédric O, le secrétaire d’État à l’Enfance, Adrien Taquet, puis Brigitte Macron…
Des déjeuners parlementaires sont aussi organisés par le cabinet Boury, Tallon & Associés. « Pendant la campagne, ils ont monté un déjeuner sur la désinformation », se souvient une ancienne députée de la majorité. Son collègue Modem Erwan Balanant les a vus à deux reprises pour son travail sur le harcèlement scolaire, et plus récemment à l’automne lors d’un déjeuner de Boury, à la Maison de l’Amérique latine.
Culte du secret
Bref, TikTok cherche à occuper la chaise laissée vide jusqu’ici. Le message délivré est alors simple. « On avance en marchant, on est trop petits, on est dépassés par notre succès », résume une source proche. TikTok se présente comme un « service d’entertainment » plus qu’un réseau social. Et laisse bien volontiers les « usual suspects » (Meta, Google, Twitter…) faire le lobbying sur les textes qui le concernent – ou le concerneront. En d’autres termes : moins TikTok en dit, mieux il se porte.
Le discours de TikTok, qui se voit avant tout comme un service de divertissement, n’est pas sans rappeler celui de Snap. À son lancement, ce dernier se présentait en effet comme une « camera company » et non un réseau social. Un argumentaire dans le but de passer sous le radar de plusieurs législations.
« Quand je leur ai demandé de préciser le nombre de modérateurs en France, le nombre de vidéos et de comptes de mineurs de moins de 13 ans retirés en France, la réponse a été : “Nous ne donnons jamais de chiffres” », se remémore Adrien Taquet, qui les a rencontrés avec Cédric O.
Ce discours ne passe pas auprès de tous les interlocuteurs. « On a eu droit à 45 minutes de présentation d’Éric Garandeau. Aucun sujet de fond n’a été abordé. Ils n’avaient pas d’éléments pour nous répondre. Résultat : les gens sont partis petit à petit », se rappelle une députée qui a assisté à un déjeuner de Boury. Elle enfonce le clou : « Visiblement, c’est un schéma qui se répète à chaque rendez-vous : ils prennent la moitié de la réunion pour re-présenter TikTok ! »
Même l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) a perdu patience. La loi infox de 2018 prévoit que les plateformes détaillent les mesures qu’elles ont prises pour lutter contre la désinformation. Sous les seuils jusqu’en 2021, TikTok est entré dans le champ de la loi en 2022. Sa déclaration « particulièrement imprécise, avec peu d’informations relatives au service en France et pas d’éléments tangibles » a exaspéré l’Arcom.
Ce culte du secret va d’ailleurs bien au-delà des interlocuteurs publics. « Aucun document interne ne circule », explique notre source. Les consultants organisent des rendez-vous auxquels ils n’assistent pas. « C’est la même chose dans toutes les boîtes chinoises. Elles sont toutes faites du même bois, insiste un lobbyiste qui a travaillé pour l’une d’elles. Comment faire du lobbying quand vous n’avez aucune info ? »
« C’est l’approche chinoise : “soft power” insidieux, être partout et absent, diffuser des messages de paix et de bonheur, mais finalement être absent sur les sujets problématiques », analyse une source dans la tech. « Un travail de notoriété et de marketing », conclut notre source proche. Mais pas de lobbying. « Les affaires publiques, c’est le parent pauvre du groupe. Pour eux, la politique est moins importante que le big business. »
Partenariats culturels
En parallèle, Éric Garandeau, connu du Tout-Paris, noue des partenariats, notamment avec le secteur culturel. Le festival de Cannes, le Festival du livre de Paris, mais aussi le musée du Louvre ont ainsi cédé aux sirènes de TikTok. Lors de la pandémie, la Fondation Hôpitaux de Paris-Hôpitaux de France a également reçu 5 millions d’euros de l’entreprise dans le cadre de sa lutte contre le Covid-19.
Une guerre se livre également, en coulisses, entre TikTok et la Société des auteurs et compositeurs dramatiques. La plateforme n’a pas encore conclu d’accord de licence avec la SACD, dans le cadre de la mise en œuvre de la directive droit d’auteur. Ce, alors qu’il y a, sur TikTok, de très nombreuses œuvres audiovisuelles, que la plateforme permet de découper et modifier à loisir. L’organisme de gestion collective, qui dénonce une atteinte au droit moral, patrimonial et économique des auteurs, envisage une plainte contre le réseau social.
Un partenariat est aussi signé avec l’association e-Enfance, consacrée à la protection des mineurs sur internet et à la prévention du cyberharcèlement.
« Éric Garandeau ne sert pas à autre chose qu’à signer des chèques », lâche un acteur du secteur. Et de dénoncer « une stratégie de noyautage par le financement ». « C’est du lobbying à la papa : ils débauchent une personnalité avec un gros carnet d’adresses, financent des établissements publics et évènements culturels… Mais ils ne parviennent pas à pénétrer les hautes sphères de l’État », abonde un fonctionnaire. Pour TikTok, être reçu à l’Élysée a ainsi relevé du défi lors du précédent quinquennat. Pour certains, c’est la personnalité même d’Éric Garandeau, jugée « sans filtre », voire « arrogante », qui a joué contre la plateforme.
Reprise en main à Bruxelles
Quand la crise pointe, la reprise en main par les équipes bruxelloises commence par un changement de cabinet de conseil. Exit Image7. Depuis le mois de janvier, TikTok s’appuie sur les conseils de l’agence anglo-saxonne FTI Consulting, avec laquelle elle travaille déjà à Bruxelles. L’enjeu pour TikTok UE est de centraliser la remontée d’informations venant des États membres.
Et de communiquer massivement. « Nous ne pouvons pas contrôler la situation géopolitique, mais nous pouvons continuer le travail que nous avons fait pour aider à combler ce déficit de confiance, s’il existe », indiquait récemment à Politico Caroline Greer, directrice des politiques publiques de TikTok UE. « Cela inclut de répondre aux questions, de se rendre disponible pour des réunions, d’échanger avec les médias », ajoutait-elle. Las, malgré cette bonne volonté affichée, TikTok et FTI ont refusé toutes nos demandes de commentaires.
Le message, lui, reste inchangé : ByteDance n’est pas chinoise ; vos données sont en sécurité. Mais, « que ce contrôle [par le pouvoir chinois] soit réel ou fantasmé, ça a le même effet », note Benoît Loutrel, membre du collège de l’Arcom, lors de son audition par la commission d’enquête du Sénat. « Ça exige de TikTok un effort supplémentaire pour recréer la confiance légitime. » « [Ils ont] fait une annonce. Mais les annonces ne valent rien. Où sont les éléments ? Est-ce que c’est tangible ou pas ? »
La mise en œuvre du règlement sur les services numériques (Digital Services Act), qui impose plus de transparence aux plateformes, permettra de mesurer la volonté réelle de TikTok de répondre aux exigences françaises et européennes. Elle a été promise par Thierry Breton pour le 1ᵉʳ septembre 2023 « au plus tard ». La Commission européenne attend la société chinoise de pied ferme.