Est-ce une question de prestige, de puissance ou de nostalgie ? La France veut se persuader que la défense du français, à Bruxelles, n’a rien d’une cause perdue. Et que sa présidence du Conseil de l’UE est l’occasion parfaite de relancer la pratique de sa langue, en passe de tomber en désuétude dans les institutions européennes, où l’anglais règne presque sans partage, singulièrement depuis les élargissements à l’est des années 2000.
Une doctrine dictée par l’Élysée qui se traduit dans le travail quotidien des experts nationaux à Bruxelles : depuis le 1ᵉʳ janvier, toutes les notes de cadrage, agendas et autres documents préparatoires sont rédigés en français, l’une des trois langues de travail entre ambassadeurs, avec l’anglais et l’allemand. Il arrive que les délégations reçoivent aussi une traduction anglaise, dite « de courtoisie », mais pas toujours et pas tout de suite. Alors à chacun de se débrouiller avec les moyens du bord.
Doléances
« C’est un véritable défi pour nous, ça nous demande beaucoup plus de travail », déplore une experte balte, détachée à la représentation de son pays auprès de l’UE – l’un de ces petits États sans tradition francophile, ni ressources humaines extensibles.
Une plainte, presque un dépit, revient fréquemment : les membres des ambassades à Bruxelles parviennent en général à déchiffrer les pièces qui passent entre leurs mains – après tout, ils vivent dans une capitale francophone. Mais ils doivent le plus souvent jouer les interprètes pour leurs collègues dans les capitales, parfois à l’aide de services en ligne de traduction automatique. « Là-bas, assez peu de monde parle français », observe un diplomate d’Europe centrale.
C’est pourtant bien Vienne, Prague ou Lisbonne qui rédigent les positions qui devront ensuite être défendues à Bruxelles par leurs représentants. Il leur faut donc comprendre les notes que fait circuler la présidence.
« Si en plus tu perds deux plombes… »
Paradoxe suprême : la promotion du français impose parfois une charge de travail supplémentaire aux Français eux-mêmes. « On perd un temps fou à chaque début de réunion avec des partenaires européens pour réexpliquer l’enjeu en anglais. On voit bien que certaines délégations n’ont pas compris les ordres du jour », soupire un agent à Paris. Un autre ajoute :
« Une présidence, c’est déjà court, la nôtre est encore plus courte avec les élections [présidentielle et législatives]. Si en plus tu perds deux plombes à chaque groupe de travail parce que le Croate n’a pas compris, tu ne t’en sors pas. »
Avec le risque de ralentir des négociations hautement techniques, comme celles du « paquet climat ». Alors même que la France est attendue au tournant pour faire avancer au plus vite les discussions sur cet ensemble tentaculaire de textes proposé en juillet 2021 par la Commission.
Selon ce même agent parisien, l’espace de la négociation réelle pourrait donc se déplacer dans les couloirs, en marge des réunions, où les échanges plus informels se font spontanément en anglais.
« Gros travail de préparation »
Un conseiller à la Représentation permanente de la France à Bruxelles craint aussi une perte « en termes d’impact » pour certaines communications, « car tous ne vont pas faire l’effort de traduire ».
La France assure avoir pris les devants en menant un « gros travail de préparation », dixit un diplomate français. Les cours qu’elle dispense gratuitement aux diplomates européens, via l’Alliance française, ont attiré près de 600 élèves en 2021, un succès sans précédent selon les archives de la Représentation permanente. Et, lors des réunions des groupes de travail, le président de séance « veille à avoir des prises de parole à la fois lentes et compréhensibles de la part de la présidence pour que les autres États membres puissent suivre », selon ce même diplomate.
Il y aura par ailleurs systématiquement une version anglaise pour les textes législatifs et les conclusions du Conseil, autrement dit les documents les plus officiels.
« On me l’a assuré, nous ne négocions pas de position du Conseil ou des actes législatifs en français. C’était ma crainte », confie un diplomate pourtant francophone, rassuré sur ce point par les débuts de la présidence française.
Un conseiller d’Europe du Sud tire ce bilan du premier mois de l’expérience française : « Ce n’est pas pratique mais pas non plus un obstacle majeur », puisque le dur des négociations se fait en anglais.
Gloubi-boulga
La doxa française n’est toutefois pas sans effet. Une poignée d’ambassadeurs adjoints, notamment le Portugais et le Chypriote, sont passés, au moins partiellement, au français lors de leurs prises de parole.
Est-ce le signe que le triomphe de l’anglais et l’avancée du français vers un destin de langue morte sont des phénomènes réversibles ? C’est la thèse de Paris, qui se présente comme l’avocate non seulement de sa langue nationale, autrefois celle de la diplomatie européenne, mais, au-delà, du plurilinguisme. Au nom des valeurs fondatrices de l’UE et, surtout, d’un principe de réalité.
« Quand on rédige en anglais, sous la pression du temps, on fait du gloubi-boulga consensuel, sans intérêt », analyse un conseiller ministériel, très impliqué dans la PFUE.
À la fin d’une journée éprouvante comme elles le sont souvent en cabinet, « vous avez la tête farcie, vous ne pouvez pas introduire de la nuance, du politique, de la finesse » dans une langue mal maîtrisée, poursuit-il.
Plus pratique pour Paris, l’usage du français n’est pourtant pas en passe de s’institutionnaliser. En 2008, la présidence sarkozienne, elle aussi exercée en français, n’avait pas été suivie d’un retour en grâce de la francophonie. Et à Bruxelles, le scepticisme affleure souvent devant ces efforts, perçus au mieux comme un entêtement vain, au pire comme la manifestation d’une blessure narcissique nationale.
« C’est l’affaire de quelques mois et de nouveau l’anglais reviendra », prédit un haut diplomate étranger.
« C’est la langue de travail, c’est comme ça. On ne peut pas lutter. »