Dans les salons du Chateauform’, rue Saint-Dominique, à Paris, ce 28 septembre, se déroule une chorégraphie maintes fois répétée dans ce haut lieu du lobbying français situé à deux pas de l’Assemblée nationale : un groupe de trois députés et deux collaborateurs est introduit auprès de représentants d’intérêts qui, après une courte présentation, passeront la soirée à échanger cordialement avec eux. La scène paraîtrait banale si les parlementaires courtisés lors de cet événement organisé par l’association de laboratoires Nères n’avaient pas été élus sous l’étiquette Rassemblement national.
Entrer en relation ou non avec les députés assis à l’extrême droite de l’hémicycle, la question taraude les lobbys. « Le RN, c’est le fruit défendu » et donc tentateur, résume François Massardier, fondateur du cabinet d’affaires publiques Calif.
« Entre nous, on se demande souvent “au fait, tu gères comment le RN ?” », confie une lobbyiste en poste dans une entreprise. « En tant que filière, on se pose la question de savoir s’il faut les approcher ou non », abonde un représentant d’intérêts de la plasturgie. Comme ses confrères, il a remarqué, à l’occasion de l’examen de la proposition de loi (PPL) sur les plastiques, que le Rassemblement national adhère à certains de leurs arguments : « Il faut reconnaître qu’ils font le taf et que c’est une force qui vote et qui peut faire basculer. Il y a une véritable gêne depuis cette PPL. » Comme une grande partie de la vingtaine de représentants d’intérêts interrogés par Contexte sur le sujet, tous deux ont requis l’anonymat pour s’exprimer.
Au Chateauform’, ce n’est pas une inconnue qui mène la délégation RN et présente auprès des lobbyistes ses trois députés — deux médecins et une ancienne pharmacienne. Ex-déléguée générale de la Fédération française des industries de santé (Fefis), Sophie Dumont a longtemps été l’une des leurs. « Elle a rassuré tout le monde, c’est un lobby du médicament au sein du RN : on a une porte-parole chez eux », analyse ce spectateur du ballet des lobbyistes autour des élus. Pour un autre représentant d’intérêts, la collaboratrice du Rassemblement national chargée de la commission des Affaires sociales « met son carnet d’adresses au service de ses nouveaux maîtres ».
Les députés RN, qui travaillent à se donner une crédibilité institutionnelle depuis leur élection en juin, sont demandeurs de contacts avec les représentants d’intérêts. Les collaborateurs recrutés par leur groupe ont d’ailleurs été choisis avec soin pour être capables de mener des discussions techniques : énarque et magistrat financier pour la commission des Finances, avocate près la Cour de cassation et le Conseil d’État à la commission des Lois, ingénieur ferroviaire au Développement durable…
Voir ou ne pas voir le RN ?
« Derrière ces prises de contact, il y a l’idée que Marine Le Pen peut gagner en 2027 et que ne pas la traiter, c’est se mettre en danger », décrypte un spectateur de la scène au Chateauform’. Ce sentiment est renforcé par la perspective d’une dissolution, que chacun garde en tête. Pendant la campagne, la candidate a été invitée par quasiment tous les acteurs économiques dans leurs grands oraux au même titre que les autres candidats, c’était déjà un tournant par rapport à 2017.
Pour autant, la gêne à l’égard du RN ne s’est pas totalement dissipée. Malgré ses efforts, le parti de Marine Le Pen reste sulfureux. Voyant les élus à l’événement de Nerès, un de nos interlocuteurs a tout fait pour s’échapper le plus rapidement possible. « Je cherche à trouver un bon moyen les contourner », confie son confrère du secteur de la plasturgie.
Globalement, l’attentisme règne dans la profession et peu assument de contacter les élus et collaborateurs RN. « Je ne les mets même pas dans mes cartographies », fait savoir un consultant en poste dans la succursale parisienne d’un cabinet anglo-saxon. « Pour le moment, nos clients ne nous demandent pas de les voir. Cependant, le jour où il faudra le faire parce qu’un amendement menace leurs intérêts, ils se précipiteront tous », sourit un vieux routier des affaires publiques également en poste en cabinet. Ses équipes de consultants rencontrent déjà de manière informelle des personnalités d’extrême droite.
« J’ai échangé en juin et juillet avec des homologues directeurs d’affaires publiques dans d’autres fédérations professionnelles pour voir ce que faisaient les uns et les autres. Certains ont tranché dans le sens de les rencontrer, surtout quand ils ont des problématiques d’implantation locale », expose un lobbyiste du secteur de la santé.
Contacts locaux
Le fait que des entreprises puissent avoir des sites dans des circonscriptions détenues par le RN rend « compliqué de passer complètement à côté », reconnaît un de ses confrères. Un autre représentant d’intérêts complète : « Ils contrôlent des mairies depuis longtemps. Les entreprises de Perpignan n’ont pas arrêté de parler à la municipalité depuis que Louis Aliot est élu [2020, Ndlr]. »
Au niveau local, des rendez-vous ont lieu avec les députés. Mathilde Paris et Thomas Ménagé ont vu des représentants de la chambre de commerce et d’industrie du Loiret. Alexandre Loubet a fait état sur Twitter d’une entrevue avec la Fédération nationale des transports routiers, il a aussi rencontré des représentants de la centrale de Saint-Avold, située dans sa circonscription de Moselle. « Certains ont des rendez-vous sur des problématiques de circonscription, à propos de viticulture », relate Jean-Philippe Tanguy, député RN à la commission des Finances. Plusieurs amendements du groupe, « proposés par le CNAOC [Confédération nationale des vins AOC, Ndlr] » ont d’ailleurs été déposés sur le projet de loi de finances en commission.
« Avec 89 députés, nous sommes incontournables. Si on veut bloquer un projet, on le bloquera », assène Antoine Villedieu.
Présent à l’inauguration d’un site pilote d’agrivoltaïsme par l’entreprise TSE à Amance, dans sa circonscription, le député RN de Haute-Saône dit avoir été « particulièrement bien reçu ». « Lorsque le directeur général a fait son discours, j’ai eu l’impression qu’il s’adressait directement à moi. Ses services m’ont même envoyé, en amont, un projet de discours, afin de m’aider à préparer mon intervention. » Il a gentiment décliné. Mais depuis, il dit recevoir de TSE moult éléments d’information, ainsi que des propositions d’amendements. C’est visiblement efficace. Le député, croisé lors des journées parlementaires du RN, était insatiable sur la faible emprise au sol des installations photovoltaïques ou sur les bienfaits de ces ombrières sur les cultures par temps de sécheresse…
Des élus parfois institutionnellement incontournables
Autre argument poussant à ne pas négliger les députés RN : « Un président de commission, un rapporteur, c’est difficile à contourner. On se pose la question par rapport au rôle des gens », explique une lobbyiste en poste dans un cabinet. Or depuis que la représentation du RN ne se limite plus à 8 députés non inscrits, l’Assemblée nationale n’a pas institutionnalisé de « cordon sanitaire » autour des élus RN.
À la commission des Affaires économiques, par exemple, un système de tourniquet entre les groupes a été décidé en réunion de bureau pour attribuer les postes de rapporteurs. Des rapports pour avis sur le projet de loi de finances ont échu à des membres du groupe de Marine Le Pen : celui sur le programme « Médias et industries culturelles » est revenu à Philippe Ballard, Yoann Gillet est chargé de l’outre-mer, Hervé de Lépinau du commerce extérieur… Le président de la commission du Développement durable Jean-Marc Zulesi (Renaissance) a confié une mission flash de préparation du projet de loi sur les énergies renouvelables à trois élus, dont Mathilde Paris du RN.
Défiance et transparence
Les parties prenantes restent toutefois sur leurs gardes. « On ne leur fait pas suffisamment confiance pour leur livrer des informations confidentielles et on ne veut pas qu’ils fassent état des rendez-vous, il y a un risque réputationnel », expose un lobbyiste. Une de ses consœurs fait aussi état d’une appréhension des grands groupes à la fois vis-à-vis de l’extérieur mais aussi en interne. « On ne veut surtout pas de papiers qui disent que les labos courtisent le RN. Dans le secteur agricole, ça ne va choquer personne mais nous, nous faisons déjà face à un courant critique très fort à gauche », détaille un lobbyiste du secteur de la santé.
Or les députés RN semblent avoir choisi la transparence. Jean-Philippe Tanguy, figure montante du parti et membre de la commission des Finances, fait savoir que « la consigne [au sein du groupe] est bien d’indiquer l’origine ou l’inspiration de l’amendement s’il reprend en tout ou partie des propositions de tiers […] en application de la déontologie de l’Assemblée nationale ».
Outre les propositions du CNAOC, les députés du groupe de Marine Le Pen ont déposé sur le projet de budget 2023 des amendements « sourcés » de l’association d’élus France urbaine, de deux fédérations de l’équipement domestique (la Fenacerem et la Fnaem) et de l’ONG Équilibre des énergies.
Lignes rouges
Ces lobbys qui ont franchi le Rubicon ont différentes approches. « On envoie nos amendements à tous les députés des circonscriptions viticoles », explique Jean-Benoît Krémer, chargé d’affaires publiques au CNAOC, qui reconnaît que le sujet n’a pas été discuté formellement au niveau du conseil d’administration de la fédération viticole.
À France urbaine, les liasses d’amendements sont envoyées à tous les groupes parlementaires sans distinction, mais l’association des grandes villes présidée par la socialiste Johanna Rolland s’est fixé une limite : « On ne rencontre pas physiquement les députés RN. » Chez Équilibres des énergies, les liasses ont été adressées à tous les députés, mais un rendez-vous a bien été organisé quand un élu RN s’est montré intéressé. « Le sujet de la décarbonation est tellement important que s’ils trouvent que nos propositions sont bonnes, tant mieux », justifie Brice Lalonde, président de l’ONG et ancien ministre de François Mitterrand (sous Édith Cresson). « Je ne crois pas que reprendre nos amendements très techniques les propulse au pouvoir », ajoute-t-il quand on lui demande s’il ne craint pas de contribuer à normaliser le parti.
Un lobby de la santé s’impose la règle inverse : la ligne rouge, ce sont les amendements, mais pas de distinction entre les députés quand il s’agit d’envoyer un communiqué de presse par « devoir d’information ». Si la discussion de savoir si on traite ou non le RN a été tranchée en interne, aucune position publique n’a été exprimée sur le sujet et l’organisation ferme les yeux sur les rencontres individuelles de ses membres. « Voir le RN, ça ne s’avoue pas », résume un connaisseur du secteur.
Pas de « pudeur de gazelle » chez Ethic, le mouvement patronal présidé par Sophie de Menthon. « Je n’ai aucun problème à travailler avec le Rassemblement national », assène-t-elle. La cheffe d’entreprise va organiser un rendez-vous avec des députés RN et des entrepreneurs le 17 octobre, et envisage même de mettre en place une ligne directe pour que les élus puissent poser leurs questions sur les textes qui ont un impact sur les entreprises.
Efficacité ou pas ?
Est-il efficace de faire porter ses positions par des députés d’extrême droite ? « L’organisation des débats parlementaires, ce n’est pas notre sujet », balaie Jean-Benoît Krémer, du CNAOC. Chez France urbaine, on souligne que l’amendement repris par le RN a aussi été déposé — sur un autre article et avec des différences minimes — par le président Renaissance de la délégation aux collectivités territoriales, Thomas Cazenave. Sauf que ce dernier ne l’a pas défendu, et celui du RN a été rejeté en commission.
En revanche, un amendement de l’UFC-Que choisir « sourcé » par le RN a bien été adopté pendant l’examen de la loi sur le pouvoir d’achat à l’été, en même temps que deux amendements identiques des communistes et des écolos. Et trois amendements du CNAOC déposés par le RN ont été votés en commission des Finances sur le PLF.
Pour autant, nombreux sont les représentants d’intérêts à considérer qu’une position est « plombée », selon l’expression de l’un d’eux, si elle est portée par l’extrême droite. « Même si la majorité n’est que relative, cela reste une majorité. On ne veut pas donner le sentiment qu’on se jette dans les bras du RN et se mettre à dos le groupe Renaissance », explique un lobbyiste. Soulignant que les élus d’extrême droite sont enclins à montrer sur les réseaux sociaux qu’ils ont eu des échanges avec des personnalités qualifiées, il met en garde : « Attention à ne pas se faire instrumentaliser ! »
Sur le projet de loi de finances, le gouvernement ne cache pas sa volonté d’utiliser la procédure de l’article 49 alinéa 3 de la Constitution. Un mécanisme qui lui permet de faire passer son texte en une fois avec les amendements de son choix — ce qui rend caduque une stratégie fondée sur une coalition des oppositions. « De plus, l’exécutif a dit qu’il ferait beaucoup de réglementaire et moins de législatif », conclut un lobbyiste en agence décidé à n’avoir de commerce avec le RN qu’en dernier recours.
Une poignée d’ONG choisit le boycott
Dans une tribune publiée dans Mediapart, Attac, Les Amis de la Terre, Oxfam, la CGT et Solidaires et d’autres organisations attestent qu’ils n’entreront pas en contact avec les députés du groupe Rassemblement national. « [Nous le] proclamons sans détour : nous ne perdrons ni notre temps ni notre énergie à chercher à convaincre un groupe politique représentant un parti qui est à l’opposé des libertés et des valeurs que nous défendons. »