Tensions, menaces, fanfaronnades. Les quatre journées et les quatre nuits du sommet exceptionnel convoqué pour mettre sur les rails le plan de relance européen ont été une vraie commedia dell'arte, ponctuée de moments de réelle tension entre dirigeants. Le point culminant a été l'annonce dans la nuit de samedi 18 à dimanche 19 de l'ordre donné par le président français, irrité par l’obstruction des pays frugaux, de tenir son avion prêt pour rentrer à Paris.
« Et Mark Rutte [le Premier ministre néerlandais, chef de file des frugaux, ndlr] a demandé que les pneus de son vélo soient regonflés » s’est alors amusé un diplomate néerlandais. Le sarcasme a fait le tour de Bruxelles et fait mouche.
La révolte des petits
Entre les deux dirigeants libéraux, le courant ne passe plus. Malgré les affichages ensemble des derniers mois, ils n'ont rien en commun. Ils se sont écharpés à plusieurs reprises au cours du sommet, ont raconté les participants. Le Premier ministre des Pays-Bas était pourtant arrivé à Bruxelles en affichant sa volonté de travailler. Très loin de la posture du sommet de février sur le budget 2021-2027 de l’Union (relire notre article). Il s’était alors présenté avec une biographie de Chopin, prise avec lui pour l’occuper, car de toute façon, il estimait qu’il n’avait rien à négocier sur les coupes qu’il réclamait.
Seulement voilà. Cette fois encore, Mark Rutte n'était pas venu pour faire des concessions, ou le moins possible. Il l’a dit crûment, le dimanche 19 juillet.
« Chacun est venu pour défendre les intérêts de son pays ».
NextGenerationUE, le plan de relance inspiré par Paris et Berlin avec son grand emprunt en commun de 750 milliards et ses 500 milliards de subventions aux États à rembourser solidairement ne lui a jamais convenu. Même chose pour le conservateur autrichien Sebastian Kurz, et les trois socio-démocrates nordiques (la danoise Mette Frederiksen, la finlandaise Marin Sana et le suédois Stefan Löfven). Pendant quatre jours, leur mot d'ordre commun a été de réduire les montants à emprunter, de limiter les subventions, de les remplacer par des prêts et de verrouiller des conditions pour contrôler l'usage des fonds accordés. Exactement comme lors des précédentes crises économiques, la défiance du Nord envers le Sud s'est encore une fois confirmée.
En effet, les coulisses de ces quatre journées et quatre nuits de négociations ne sont pas reluisantes et montrent les divisions internes de l’Union européenne. L’autorité du couple franco-allemand qui longtemps a donné le cap, est aujourd’hui contestée et ne suffit plus, souligne Fabian Zuleeg, de l'European Policy Center (EPC).
« Au départ, nous étions quatre pays, maintenant nous sommes cinq, avec le soutien de la Finlande » s'est félicité lundi le chancelier autrichien Sebastian Kurz, l’un des chefs de file du groupe des frugaux. « Des petits pays qui, seuls, n'auraient jamais pu peser ainsi face aux grands » souligne-t-il.
Les erreurs de Charles Michel
« L’erreur a été de laisser ce groupe se constituer » commente un diplomate bruxellois.
« Charles Michel a fait cette faute lors du sommet sur le budget en février en acceptant de traiter avec le groupe et depuis, impossible de les diviser » souligne-t-il.
Le Belge, imposé par le couple franco-allemand à la présidence du Conseil européen, déçoit beaucoup. Il a commis encore une fois des erreurs pour se concilier Mark Rutte, a déploré un négociateur.
« Michel devrait arrêter de faire des cadeaux aux frugaux » a tonné un autre au troisième jour de la négociation.
Le sommet avait pourtant bien commencé vendredi 17 juillet. Un premier conclave de huit heures a été organisé, et jugé très constructif. Puis patatras. Le président du Conseil, sans avoir consulté, a proposé une énorme concession à Mark Rutte sur le contrôle des plans de réformes nationaux à financer. Tollé de protestations des dirigeants du Sud et rejet de la proposition « car elle donnait un droit de veto sur le décaissement des fonds » a expliqué un négociateur. Le Premier ministre néerlandais s'est braqué, fâché de voir ses demandes repoussées. Il a quitté la table et la fête a été gâchée.
Emmanuel Macron et Angela Merkel ont alors recadré Charles Michel et il a fallu recoller les morceaux pour remettre le processus sur les rails, a raconté un participant. L'entourage du président du Conseil récuse cette interprétation mais au deuxième jour du sommet, l’ancien Premier ministre belge était encadré par la Chancelière et le président pour la reprise du sommet et les réunions de concertation.
« On ne peut pas le laisser seul » a confié un négociateur.
La tension du samedi
La négociation s’est alors durcie tout au long du samedi. Une nouvelle proposition de compromis a été mise sur la table. Elle proposait une redistribution des montants empruntés entre aides et prêts et accordait beaucoup de concessions financières. Mais les consultations n’ont donné aucun résultat. Les frugaux n’ont montré aucune disposition pour négocier. L'humeur a tourné au cours du dîner. Emmanuel Macron et Angela Merkel ont fait convoquer les cinq frugaux pour une explication de texte en aparté. Elle a été houleuse, ont raconté les entourages. Les Français ont parlé de « clash » et « d'ultimatum ».
« Ça a été très dur » a confirmé un observateur neutre.
La chancelière et le Président ont alors quitté la réunion ensemble, très remontés contre leurs interlocuteurs. Mark Rutte a reconnu que « certains dirigeants étaient énervés » mais que « ce n'était pas à cause de moi ». Le Néerlandais a fanfaronné durant son point de presse, assurant ne pas avoir entendu d'ultimatum au cours de cette réunion.
Le couple franco-allemand s’est alors retrouvé à The Hôtel, l’ancien Sheraton de Bruxelles, un gratte-ciel édifié dans le triangle du luxe de la capitale. Ils ont été rejoints par le président du Conseil italien Giuseppe Conte, très inquiet face à l’impasse.
Emmanuel Macron a averti Charles Michel qu’il était prêt à la rupture « si les blocages stériles continuaient » a confirmé son entourage. Tout au long du samedi, « chaque fois que l’on demandait à Rutte s’il était disposé à négocier, il éludait et répondait qu’il n’avait pas le mandat pour cela » a raconté un négociateur. L’exaspération était à son comble.
La colère d’Emmanuel Macron
Le président du Conseil a obtenu la poursuite du sommet. Dans la nuit, Emmanuel Macron et Angela Merkel ont fait savoir qu’ils voulaient le voir avant la reprise des travaux.
Le président et la Chancelière ont alors inversé les rôles pour ce troisième round. Angela Merkel est arrivée la première dans le bâtiment Europa pour délivrer un avertissement :
« Il est possible qu'aucun résultat ne soit obtenu aujourd'hui ».
Emmanuel Macron est entré peu après et s'est affiché en modéré : « Un accord est encore possible, mais les compromis ne se feront pas au prix de l'ambition européenne »
Le duo a ensuite retrouvé Charles Michel sur la terrasse de ses bureaux, devenue le lieu de toutes les réunions. Fatigués, traits tirés, ils ont quand même accepté de se laisser immortaliser pour l'album photo de ce sommet exceptionnel. Mais l'enjeu de ce petit-déjeuner de travail était important. Le président du Conseil a été chargé de préparer une ultime proposition de compromis, synthèse des positions et des lignes rouges affichées par les uns et les autres. Malgré ses efforts, il n’a pas réussi à la faire émerger dès le dimanche. La journée est passée en réunions pour tenter de trouver les bonnes formules. Paris et Berlin ont dit être disposés à réduire l’enveloppe des subventions à 400 milliards. Mais les frugaux se sont bloqués sur 350 milliards. Un chiffre inacceptable pour Merkel et Macron qui savaient que cela signifiait de couper à l’os le plan de relance.
Le dîner a alors tourné de nouveau à l’affrontement. Le président français a incendié Mark Rutte, l’a comparé à l'ancien premier ministre britannique David Cameron. Il a « mal terminé » lui a-t-il rappelé. Et il a sèchement rappelé à l'ordre Sebastian Kurz lorsque ce dernier a quitté la table pour prendre une communication sur son portable.
L'Autrichien s'est senti offensé d'avoir été ainsi gourmandé, a raconté un des témoins. « Il est normal que des personnes finissent par perdre leurs nerfs lorsqu’elles manquent de sommeil » a-t-il lancé, cinglant, lorsqu’il a été interrogé le lendemain sur l’incident.
Charles Michel a décidé d'interrompre le sommet pour entreprendre des consultations. La pause annoncée pour 45 minutes a duré jusqu’à l'aube.
« Nous avons été très proches d’un échec » a confié Mark Rutte. « À un moment de la nuit, je me suis dit : c’est fini » a-t-il raconté.
Mais les positions ont bougé. Paris et Berlin ont fait de nouvelles concessions de 10 milliards et les frugaux ont cessé d’être intransigeants. Le sommet a repris au petit matin du lundi 20, pour être immédiatement suspendu. Tout le monde était épuisé.
Prix élevé d’une victoire politique
Rendez-vous a été donné aux dirigeants dans l’après-midi. Un début d’optimisme a commencé à poindre. « Nous voyons une zone d'atterrissage » a commenté un négociateur. La plénière a été ouverte à 21h30, de nouvelles discussions bilatérales ont été organisées. L’accord a finalement été scellé à 5h30, le 21 juillet.
Le compromis est lourd. La capacité d'emprunt reste à 750 milliards, mais l'allocation des fonds a été revue. Les 500 milliards de subventions tombent à 390, dont 312 pour la facilité de relance qui ira abreuver les plans nationaux (dont environ 40 milliards pour la France). Ce sera la dette mutuelle à rembourser solidairement. Les prêts sont portés à 360 milliards, mais ils seront à charge des demandeurs.
« Nous avons réduit les subventions de manière significative » s’est félicité Sebastian Kurz.
Un droit de regard a en outre été accordé sur les plans de réformes présentés par les dirigeants pour obtenir les aides européennes.
Et les coupes se sont concentrées sur les programmes de la Commission. L’instrument de solvabilité (26 milliards d’euros), destiné à aider les entreprises en difficulté à se relever a été réduit à néant, et celui pour favoriser l’autonomie stratégique de l’Union ne conserve que 5,6 milliards sur les 30,3 d’origine. Le programme de santé prévu pour soutenir la recherche a perdu 7,7 milliards sur 9,4. Ces outils devaient permettre à la Commission de financer ses priorités politiques comme les transitions écologique et numérique et lui donner les moyens de ses ambitions sur le plan international (relire notre article), face aux autres puissances commerciales.
« Il a fallu faire des choix. Il fallait trouver un compromis » a expliqué un négociateur. Au départ, « les frugaux ne voulaient aucune subvention » rappelle-t-il.
« Nous avons un budget annuel de 1 000 milliards d’euros sur sept ans et un fond de relance de 390 milliards, ce qui permet de pratiquement doubler le budget sur les trois premières années », souligne un membre de l’équipe de Charles Michel. « Tout cela en quelques mois. C’est énorme ».
Lors de sa conférence de presse finale, tout en exprimant sa satisfaction d’avoir conclu « un accord historique », Emmanuel Macron a reconnu que « ce n’est pas parfait car le monde parfait n’existe pas ».