La Constitution de la Vᵉ République n’a pas prévu la cohabitation. Elle en a pourtant déjà abrité trois et pourrait, le 7 juillet, en voir naître une quatrième. La conduite de la politique du pays basculerait alors de l’Élysée à Matignon. Lors des trois précédents, l’exercice du pouvoir s’est accommodé de ce rapport de force, en revenant à une lecture plus scrupuleuse de la Constitution mais en laissant aussi au chef de l’État certaines prérogatives. L’arrivée à Matignon de l’extrême droite ou du Nouveau Front populaire pourrait changer la donne et l’interprétation qui est ainsi faite du texte fondateur.
« En cas de cohabitation, les pouvoirs présidentiels sont très réduits », confirme Marie-Anne Cohendet, professeure de droit public à l’université Panthéon-Sorbonne. « Le Président ne fait pas partie du gouvernement, donc si l’on revient à la lettre de la Constitution, ce n’est pas lui qui gouverne. » Le texte écrit en 1958 attribue au Président un rôle de garant et d’arbitre, avec toute une série de prérogatives : il promulgue les lois, peut demander au Parlement de délibérer à nouveau sur un texte, ouvre et ferme les sessions extraordinaires du Parlement, négocie et ratifie les traités. Tous ces actes doivent obtenir le contreseing du Premier ministre.
Le pouvoir retrouvé du contreseing du Premier ministre
La Constitution donne au président de la République le pouvoir de décider seul de dissoudre l’Assemblée nationale (art. 12), de s’arroger les pleins pouvoirs (art. 16) ou de déférer une loi au Conseil constitutionnel (art. 61). Mais l’article 19 prévoit que la grande majorité de ses actes font l’objet d’une double signature du chef du gouvernement. Et doivent donc obtenir son aval.
« Toute la magie de la Vᵉ République » a été de rendre ce contreseing impuissant, souligne Thibaud Mulier, maître de conférences en droit public à l’université de Paris-Nanterre. Lorsque l’Élysée et Matignon sont alignés, « le Premier ministre accepte de contresigner tout ce que le Président veut qu’il contresigne alors qu’il n’y est pas juridiquement tenu, puisque c’est le gouvernement qui est responsable devant l’Assemblée », explique le constitutionnaliste.
Le contreseing a pourtant été conçu comme « l’un des précieux garde-fous du régime parlementaire », selon Lucie Sponchiado, auteure d’une thèse sur le pouvoir des nominations du Président de la Vᵉ République. « Celui qui contresigne engage sa responsabilité, il rend compte et peut être démis par l’Assemblée nationale. » En cas de cohabitation, le contreseing revient donc en force, passant de simple formalité à véritable moyen de blocage pour le Premier ministre.
Les nominations à quatre mains
Le pouvoir de nomination du président de la République, prévu par l’article 13 de la Constitution, est soumis au contreseing. Le chef de l’État ne peut donc pas décider seul. À deux exceptions près : la désignation du Premier ministre et celle des membres du Conseil constitutionnel. Il aura, à ce titre, toute la latitude nécessaire pour désigner le successeur de Laurent Fabius, dont le mandat à la présidence de la rue de Montpensier s’achève en février.
Qu’en est-il pour les autres nominations ? Qui va décider de la nomination du PDG de la SNCF et de celui du Groupe ADP (aéroports de Paris), qui doivent être remplacés juste après les Jeux olympiques ? La toute nouvelle Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR) reviendra-t-elle au haut fonctionnaire Pierre-Marie Abadie, comme l’imaginait l’Élysée ? Quid aussi des ambassadeurs, préfets, recteurs, directeurs d’administration centrale, présidents d’entreprise publique (EDF, France Télévisions, SNCF) ?
« Tous les récits qu’on a des précédentes cohabitations, c’est qu’il a fallu négocier, négocier tout le temps », détaille Lucie Sponchiado. Un tiers des nominations sont revenues à Jacques Chirac entre 1997 et 2002, qui s’était appuyé sur le précédent de 1986, précise Philippe Bas, ancien secrétaire général de l’Élysée, dans Le Monde. Jean-Pierre Jouyet, qui officiait à Matignon comme directeur adjoint de cabinet, confirme à Contexte que le président Chirac gardait la main sur les nominations les plus régaliennes, citant en exemple le vice-président du Conseil d’État.
Porté par une majorité à l’Assemblée, le futur Premier ministre aura un poids « très fort », prévient Thibaud Mulier. Le doute est toutefois de mise sur l’attitude qu’adoptera Emmanuel Macron concernant des postes clefs, comme celui d’ambassadeur en Russie ou de représentant de la France à l’Otan, ou encore ceux du ministère de l’Intérieur, tels que les directeurs généraux de la police nationale et de la gendarmerie nationale, qui doivent être eux aussi renouvelés après les Jeux olympiques.
Un haut fonctionnaire installé au ministère de l'Intérieur a sa petite idée sur le sujet : « Aujourd’hui, il n’y a pas de nominations sans l’assentiment personnel d’Emmanuel Macron. Il s’implique même dans les nominations des sous-préfets. Le Président pourrait avoir envie de s’en mêler… »
Par ailleurs, une autre contrainte s’impose au chef de l’État en matière de nominations : la plupart de celles prévues à l’article 13 de la Constitution nécessitent de ne pas réunir contre elles les trois cinquièmes des commissions permanentes du Sénat et de l’Assemblée. Une telle coalition contre une nomination paraissait hypothétique, vu la composition du Sénat, jusqu’au rejet, en avril 2023, de la candidature de Boris Ravignon à la tête de l’Ademe. Sans compter que de nombreuses nominations sont confiées au Président par des lois organiques. Rien n’empêche donc le RN ou le Nouveau Front populaire, en cas de blocage, de modifier ces textes.
Le pouvoir de nuisance du Président
Le principal pouvoir du chef de l’État en cas de cohabitation consiste donc à « ralentir et faire de l’obstruction », résume Jean-Pierre Jouyet. Le Président peut aussi faire connaître ses désaccords, en prenant à témoin l’opinion publique. Le président Chirac ne s’en était pas privé, marquant sa désapprobation de la réforme des 35 heures.
François Mitterrand, lors de la cohabitation de 1986-1988, a refusé de signer les ordonnances demandées par le Premier ministre pour lancer une vague de privatisations. « Même ce pouvoir est finalement assez limité : cela avait simplement obligé Jacques Chirac à passer par un projet de loi », tempère Jean-François Kerléo, professeur de droit à l’université d’Aix-Marseille.
Matignon, en revanche, conserve l’essentiel du pouvoir réglementaire, « dispose de l’administration », selon la lettre de la Constitution, et a la main sur l’essentiel du travail parlementaire. « 49.3, vote bloqué… [Matignon] a à sa disposition tous les outils du parlementarisme rationalisé et tous les instruments utilisés par la majorité présidentielle depuis juin 2022 », pointe Jean-François Kerléo. Seul pouvoir aux mains d’Emmanuel Macron : le fait de refuser de convoquer une session extraordinaire. « En 1959, le général de Gaulle a refusé une demande en ce sens des députés », rappelle notre interlocuteur.
« Ce sont les services du Premier ministre qui organisent l’essentiel des réunions interministérielles, sur les finances, l’environnement ou en matière de sécurité », rappelle Jean-Pierre Jouyet. « Sur la Corse, il y avait eu un différend au sein du gouvernement sur l’attitude du préfet concernant la destruction de cabanes de plage. Cela s’est réglé entre le ministre de l’Intérieur, Jean-Pierre Chevènement, et Lionel Jospin. Jacques Chirac ne s’en était pas mêlé. »
L’Élysée a l’initiative des révisions constitutionnelles. Si Jacques Chirac s’était laissé convaincre par Lionel Jospin d’instaurer le quinquennat et de limiter à deux mandats successifs la fonction présidentielle, il semble peu probable qu’Emmanuel Macron laisse une telle marge de manœuvre à l’extrême droite…
Les « domaines réservés » du Président, pas si réservés que ça
La pratique de la cohabitation a laissé au Président une prééminence sur la conduite des politiques de défense et des affaires internationales, sans que les textes l’organisent pour autant. « Aucun des trois Premiers ministres sous cohabitation ne l’a remis en cause, car ils avaient tous l’espoir d’accéder à l’Élysée ensuite, analyse Thibaud Mulier. Toute la force de la Vᵉ République est de faire croire que tout est inscrit dans le marbre de la Constitution, mais ce n’est pas le cas. »
Le président de la République est le chef des armées, mais le Premier ministre est responsable de la défense nationale. « On a ménagé une place au Président sans qu’elle soit tout à fait claire. Pour les questions de défense, c’est lui qui décide », précise Thibaud Mulier. « Le général de Gaulle a changé la lecture mais, dans l’esprit de la IIIᵉ République, c’est l’idée que le pouvoir civil a une autorité sur le pouvoir militaire, et pas l’inverse. La dimension est symbolique, elle va devenir fonctionnelle », poursuit le chercheur.
Lors des précédentes cohabitations, les Présidents et Premiers ministres « s’étaient tous mis d’accord sur un principe : la France ne parle que d’une seule voix », rappelle Thibaud Mulier. « Jacques Chirac, Premier ministre, avait essayé d’accompagner François Mitterrand au G7 de Tokyo en mai 1986. Cette expérience négative l’a dissuadé de recommencer. Lionel Jospin avait accepté d’emblée la répartition des rôles et il n’y avait pas d’opposition substantielle entre nos visions européennes et internationales », témoigne Olivier Schrameck, ancien directeur de cabinet de Lionel Jospin, dans La Tribune. Cette convergence des vues n’aura par exemple pas lieu entre Emmanuel Macron et le RN, aux positions pro-Poutine. « C’est dans ces domaines des affaires internationales que les choses peuvent être le plus explosives », analyse Marie-Anne Cohendet.
Jordan Bardella veut son commissaire européen
Autre sujet explosif : le rôle de la France au sein des institutions européennes. Lors de la précédente cohabitation, les choses étaient plus simples. Jacques Chirac et Lionel Jospin participaient ensemble aux réunions du Conseil européen. Ils ont pris part aux négociations concernant la création de l’euro et ont trouvé des compromis sur le traité de Nice. Quant à la désignation des commissaires : « Il y en avait un issu de la gauche et l’autre de la droite », se souvient Jean-Pierre Jouyet. Or, depuis le Traité de Nice, l'ensemble des pays-membres ne désignent plus qu’un membre de la Commission.
Cette désignation « relève traditionnellement du chef de l’État », estime Sébastien Maillard, conseiller spécial à l’institut Jacques-Delors. Pourtant, lors de la présentation du programme du RN le 24 juin, Jordan Bardella a défendu l’idée d’un poste « évidemment […] de la responsabilité du gouvernement français ». Et d’ajouter : « Cela fera partie des premières décisions que nous aurons à prendre. Bien entendu, le commissaire européen devra être aligné avec la volonté que nous avons de défendre un certain nombre d’intérêts français auprès de la Commission européenne, comme les prix de l’énergie, mais pas que. » Si le RN parvient à avancer un nom, il faudra malgré tout l’aval du chef de l’État ainsi que celui du Parlement européen. « Une double frontière politique pour un Premier ministre RN », selon Sébastien Maillard.