Discutée depuis de nombreuses années, la santé numérique a longtemps représenté un « mot à la mode » un peu abstrait, ironise, légèrement blasé, Francis Boeynaems, qui travaille comme lobbyiste auprès du cabinet de conseil en affaires publiques Nove.
Deux raisons expliquent ce constat : d’une part, ce domaine n’entre pas vraiment dans les attributions de l’UE. Il se trouve même à l’intersection de deux compétences, le numérique et la santé, pour lesquelles l’UE n’a qu’un pouvoir limité. D’autre part, il connaît des développements nationaux très inégaux, selon le degré de numérisation du pays et l’attention politique qui y est accordée par les dirigeants. Par exemple, le Digital Economy and Society Index place la France en quinzième position sur la question de la numérisation, loin du podium occupé par le Danemark, la Finlande et la Suède, tandis que l’institut Sapiens salue ses bons résultats en matière d’incubation et de développement de la e-santé.
Des objectifs vieux comme le monde
Pourtant, l’histoire de la e-santé est jalonnée de plans d’action, d’objectifs et de déclarations.
Entre 1990 et 2004, l’UE a cofinancé des projets de recherche sur la e-santé à hauteur de près de 500 millions d’euros, note le tout premier plan d’action de l’UE de 2004. Ce document politique, sans valeur juridique, identifie parmi les services en ligne « la téléconsultation (second avis médical), la prescription électronique, l’orientation du patient vers un service spécialisé par voie électronique, la télésurveillance et la téléassistance ». Il dispose que « la majorité » des organismes européens chargés de la santé et des régions sanitaires devront fournir des services en ligne d’ici à 2008. Un objectif qui n’est pas sans rappeler celui de la boussole numérique de la Commission Von der Leyen, en cours de négociation, qui vise à atteindre 100 % de dossiers médicaux numérisés d’ici… à 2030 cette fois !
De nombreux textes ont ensuite été adoptés pour compléter ce plan d’action, parmi lesquels une communication sur la télémédecine et une recommandation sur l’interopérabilité des systèmes de dossiers informatisés de santé entre les États, en 2008, ainsi qu’une communication sur la transformation numérique des services de santé en 2018.
Une seule législation a été mise sur la table : la directive de 2014 sur les droits des patients transfrontaliers, seul enjeu véritablement du ressort de Bruxelles. Toutefois, le texte demeure prudent sur la e-santé : il met seulement en place un réseau volontaire d’experts des États membres pour discuter ensemble de l’interopérabilité des services de santé. C’est d’ailleurs dans cette enceinte opaque, qui ne publie les résumés de ses réunions que de longs mois après leur tenue, que les Vingt-Sept ont discuté, pendant l’épidémie de Covid, des modalités des applications de traçage et du certificat Covid.
Un « éparpillement » qui dessert la lisibilité
En interne, la Commission a également mis du temps à faire une place à la e-santé.
Historiquement, seule la Direction générale chargée des réseaux de communication (DG Connect, ex-Infso) disposait d’une unité sur la e-santé. En 2015, dans le sillage de la directive sur les droits des patients transfrontaliers et la création du réseau e-santé, la DG Santé s’est elle aussi dotée d’une unité spécifique. Un équilibre précaire, d’autant que l’existence de la DG Santé tout entière a même un temps été menacée sous l’ex-président de l’exécutif, Jean-Claude Juncker (2014 – 2019).
En parallèle, d’autres départements s’emparent aussi du sujet, au coup par coup. C’est le cas de la DG Justice (Just) sur la protection des données ou, par le passé, de la DG Marché intérieur (Grow) sur les règles encadrant les dispositifs médicaux.
Mais d’une manière générale, aucun commissaire ni porte-parole ne s’expriment véritablement sur la question. Cet éclatement ne facilite pas la mise en valeur du dossier, ni sa compréhension par le grand public. C’est peut-être d’ailleurs ce qui explique que la création, en février 2021, de l’agence exécutive pour la santé et le numérique, HaDEA, pour mettre en œuvre les financements d’EU4Health, a été totalement passée sous silence à Bruxelles.
Même constat dans les autres institutions européennes : ainsi, au Parlement, aucune commission ne travaille véritablement sur la e-santé. Et c’est loin d’être une priorité de la commission Environnement et Santé publique (Envi), totalement débordée par les enjeux liés au Pacte vert et au Covid. Même chose au Conseil, où plusieurs groupes de travail et enceintes ministérielles sont concernés (télécoms, Santé, Justice).
Des dossiers jusqu’ici très sectoriels
Cette répartition historique se ressent également sur le fond des dossiers. « La pluridisciplinarité de la e-santé en fait à la fois sa richesse, mais ajoute en même temps un niveau de complexité. On fait face à des réglementations dans le domaine du numérique pur et de la santé pure. Et en santé numérique, on doit appréhender les deux », explique Isabelle Zablit, directrice de projet Europe & International au ministère français de la Santé, regrettant qu’il n’existe à ce stade aucune étude d’impact des propositions législatives sur la table avec l’angle spécifique de la santé.
Plusieurs propositions législatives numériques sont ainsi suivies de près par les acteurs de la e-santé, comme la révision de la directive baptisée NIS 2 sur la cybersécurité, actuellement négociée en trilogue. Ou encore les textes sur l’intelligence artificielle ou sur l’identité numérique, pour lesquels les discussions au sein du Parlement et du Conseil viennent de démarrer. Et enfin, la proposition sur les données (Data Act), qui a été présentée le 23 février, dans le prolongement du nouvel acte sur la gouvernance des données.
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La rencontre : l’espace européen des données de santé
Au cœur de la crise et alors que de nouveaux outils numériques ne cessent d’émerger, l’UE semble toutefois avoir trouvé un nouvel angle d’attaque, celui des données.
« On peut observer une certaine évolution linguistique à la Commission au fur et à mesure des années », note Tapani Piha, ancien chef d’unité à la DG Santé. « Si l’exécutif parlait avant de e-santé puis de transformation numérique des systèmes de santé, il se concentre aujourd’hui sur les données de santé. »
Conformément à sa stratégie européenne de février 2020, la Commission devrait proposer, le 3 mai, un règlement sur l’espace européen des données de santé. Selon plusieurs projets de documents dévoilés par Contexte, la Commission envisage des règles, des normes, des infrastructures et un cadre de gouvernance pour l’utilisation et la réutilisation des données de santé. Son préprojet de règlement, actuellement en consultation interservices, prévoit d’obliger les Vingt-Sept à participer la future infrastructure européenne décentralisée pour la réutilisation des données. Il dispose aussi que le futur espace sera ouvert tant aux acteurs du public que du privé qui souhaitent procéder à de la réutilisation.
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La Commission se fixe là un double objectif : d’une part, réconcilier deux domaines – la santé et le numérique – qui n’ont pas toujours réussi à collaborer par le passé. Ici, l’initiative sera pilotée, à la Commission, par la DG Santé, avec une forte implication de la DG Connect, et devrait par ailleurs être attribuée lors des négociations aux formations santé du Conseil et du Parlement. Et, d’autre part, servir de ballon d’essai en vue des autres espaces de données qui ont été annoncés, comme ceux sur l’énergie ou la mobilité. Le défi n’est pas mince, puisque les données de santé figurent parmi celles qui présentent le plus de potentiel, mais aussi le plus de risques en raison de leur caractère sensible.
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Chronologie
- Dès les années 90 : la e-santé trouve déjà sa place à la Commission, principalement grâce à des projets de recherche gérés par la DG Infso (devenue depuis DG Connect)
- 2004 : plan d’action pour un espace européen de la santé en ligne
- 2008 : communication sur la télémédecine et recommandation sur l’interopérabilité des systèmes de dossiers informatisés de santé entre les États
- 2011 : directive sur les droits des patients transfrontaliers, qui met en place le réseau e-santé
- 2015 : la DG Santé se dote, elle aussi, d’un département consacré à la e-santé
- 2018 : communication sur la transformation numérique des services de santé
- 2020 : stratégie européenne des données
- 2021 : création de l’agence exécutive pour la santé et le numérique, HaDEA