Il soufflera début juillet sa première bougie au ministère. Voilà un an que Julien Denormandie a succédé à Didier Guillaume, un an que la profession agricole, toutes organisations confondues, se félicite d’avoir « un bon ministre », un an que le ministère de l’Agriculture rafle la quasi-totalité des arbitrages interministériels (dérogations à l’interdiction des néonicotinoïdes ou contenu de la Convention citoyenne sur les engrais azotés, par exemple, relire notre brève).
Terminées, les tensions publiques : à quelques mois de la présidentielle et après le travail fourni par le secteur durant le premier confinement, l’heure est à la réconciliation.
Fanfaronnade à l’unisson
Apothéose des relations cordiales entre le monde agricole et l’État : la « semaine de l’agriculture française » organisée en mai pour panser l’annulation du salon de l’Agriculture (relire notre brève). Une matinée de débat sur la souveraineté alimentaire, retransmise en direct sur internet, est mise en place dans ce cadre par le Conseil de l’agriculture française (CAF*).
*Un CAF représentatif de l’agriculture majoritaire. Le CAF réunit la FNSEA, les Jeunes agriculteurs, la Coopération agricole, la Confédération nationale de la mutualité, de la coopération et du crédit agricoles (CNMCCA), la Fédération nationale du Crédit Agricole (FNCA), Groupama assurances mutuelles, la Mutualité sociale agricole (MSA) et l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture (APCA).
Or l’organisation n’est pas une représentation neutre du monde agricole : elle représente avant tout le syndicalisme majoritaire. À cette occasion, Emmanuel Macron a répondu aux questions des agriculteurs… de la FNSEA (relire nos brèves ici et là).
L’événement « était carrément une ode au syndicat majoritaire », indique un responsable au sein de l’organisation. « Le moins que l’on puisse dire, c’est que c’était très consensuel », abonde un acteur proche d’une des organisations spécialisées de la FNSEA. Un député de la majorité constate des discours « de l’ancien temps », traduisant l’immobilisme latent d’une agriculture qui ne veut « rien faire ».
Une cogestion historique. Il y eut une époque où des rendez-vous mensuels et annuels étaient organisés entre le ministre de l’Agriculture et les présidents des quatre organisations professionnelles agricoles qui constituaient alors le CAF (FNSEA, Centre national des jeunes agriculteurs [CNJA], devenu JA au début des années 2000, la CNMCCA et l’APCA). C’était le temps de la cogestion. Cette forme de complicité entre l’exécutif et les responsables syndicaux a duré pas loin de quarante ans, et a largement contribué au développement de la politique agricole telle que la FNSEA l’entend. Elle a été supprimée par l’éphémère ministre socialiste Louis Le Pensec, resté un an rue de Varenne, entre 1997 et 1998 sous le gouvernement Jospin. Lire les travaux disponibles ici et là.
Lâcher du lest
Une source présente aux débats, ajoute : « Jamais contredite, la présidente du syndicat, Christiane Lambert, était chez elle. » Elle note toutefois que Julien Denormandie n'avait pas l'air à l’aise. Un haut fonctionnaire témoin d’années d’échanges entre l’exécutif et les représentants du monde agricole prévient que ces relations publiques éclatantes de sympathie entre le président de la République, Christiane Lambert et Julien Denormandie dissimulent des tensions (relire notre article). Il soupire :
« Parler de souveraineté alimentaire, ça ne mange pas de pain, tout le monde ne peut qu’être d’accord. Sauf que le système agricole est à bout de souffle, qu’il s’est pris la réalité de la mondialisation en pleine face, et qu’Emmanuel Macron entend mettre la poussière sous le tapis au moins jusqu’aux élections présidentielles. »
Le gouvernement préférerait donc, selon lui, lâcher la bride au syndicat et le laisser perpétuer sa vision de l’agriculture. Pendant la pandémie, la FNSEA s’est d’ailleurs imposée partout, dans toutes les réunions, note une source en cabinet ministériel. « On avait besoin de l’agriculture, mais aucune décision n’a pu se prendre sans que le syndicat ne mette son nez dedans », assure-t-elle.
Faire campagne en paix
Pour un président candidat à sa succession qui veut « la paix », mais ne mise pas sur son électorat agricole car « l’agriculture est devenue marginale en politique », c’est le prix à payer pour limiter les manifestations d’agriculteurs souvent retentissantes (tracteurs en ville, fumiers devant les préfectures).
Si cette alliance entre Emmanuel Macron et la FNSEA peut paraître exacerbée par la pandémie et la présidentielle, elle n’est pas nouvelle. Un ancien ministre rappelle :
« Xavier Beulin [président de la FNSEA de 2010 à son décès en 2017, ndlr] aimait beaucoup Emmanuel Macron, car ils partageaient la même logique économique. »
Suivant les ministres, le degré de sympathie est toutefois assez hétérogène : l’un d’eux estime que les relations avec la FNSEA sont plus faciles à gérer pour Julien Denormandie que pour certains de ces prédécesseurs. « Il n’y a aucun angle pour le programme agricole, ce ministre ne porte aucune affirmation », critique-t-il.
Didier Guillaume, ministre entre 2018 et 2020, prenait parfois le syndicat à rebours avec des arbitrages plutôt favorables au bio ou au bien-être animal, soulève un de ses proches. Dans un tout autre style, les tensions étaient palpables avec Stéphane Le Foll, cinq ans ministre sous François Hollande, qui pointait les limites du système agricole et engageait la profession à tendre vers l’agroécologie, rappellent nos sources ministérielles.
Trouver un garde-fou
Déclinaison française de la future PAC, le plan stratégique national constitue un bon exemple de cet objectif pacifiste (relire notre article). Un représentant des productions végétales, fin connaisseur de la PAC, confirme que le syndicat négocie « ardemment » pour obtenir un équilibre des aides entre les différentes filières que le ministre ne remet pas en question. Selon lui :
« Julien Denormandie cherche le plus petit dénominateur commun. »
L’ancien ministre contacté par Contexte se dit d’ailleurs frappé du fait que les représentants du syndicat « n’ont pas dû davantage ferrailler » pour obtenir du ministre ce qu’ils souhaitaient (relire notre article).
C’est pourtant évident, pour notre source responsable de filière végétale proche du syndicat :
« Il est clair qu’il serait suicidaire pour un ministre d’allumer le feu dans une filière à dix mois des présidentielles. »
Elle rappelle d’ailleurs que tout ne passe pas par Julien Denormandie. Le plan protéines par exemple : si toute la communication s’est jouée rue de Varenne (relire notre brève), les représentants des producteurs d’oléoprotéagineux « ont directement discuté avec l’Élysée, particulièrement intéressé par le plan ».
Parler la même langue
Notre source en cabinet s’interroge sur la proximité des éléments de langage du jeune ministre avec ceux de la FNSEA. Par exemple, sur la conditionnalité des aides PAC liées à la transition agroécologique. C’est un point que Julien Denormandie a repris moult fois, devant les parlementaires, dans les médias, et même lors du dernier débat ImPACtons.
Le 5 mai, à l’Assemblée nationale, il déclarait : « Ayez à l’esprit que demain, dans le cadre de la PAC, on dira aux agriculteurs : on vous prend 25 % de votre salaire, qu’on ne vous rendra qu’en contrepartie d’avancées dans la transition agroécologique. » Et de demander aux députés ce qu’ils diraient si on leur prélevait le quart de leur salaire. « Sauf qu’on ne parle pas de salaire, on parle d’aides ! », s’exclame notre source en cabinet, qui ne s’explique pas pourquoi le ministre soutient un tel argument.
Garder l’équilibre
Le mandat Macron n’aura pas été un long fleuve tranquille pour autant. Plusieurs sources ministérielles et parlementaires témoignent des tensions provoquées par la mise en œuvre de la loi Egalim, adoptée à l’automne 2018 à la suite des États généraux de l’alimentation. La FNSEA pensait « obtenir le Graal », mais elle a déchanté.
Dès les premiers constats de difficultés par le Président, « ça a bien failli chauffer entre les deux, poursuit l’ancien ministre. Mais les tensions se sont étouffées car les marchés se tiennent ». Début 2020, Emmanuel Macron a admis que les prix n’étaient toujours pas redescendus dans les cours de ferme (relire notre brève). Et le 3 mai dernier, lors d’un débat organisé à l’Assemblée sur le bilan de la loi Egalim, Julien Denormandie déclarait à son tour que le texte n’avait pas eu les effets escomptés. La proposition de loi Egalim 2 est d’ailleurs une réponse à cet échec.
C’est précisément sur l’absence de crise que l’accord tacite entre le gouvernement et la FNSEA tient, martèle notre expert. D’ailleurs, dans ce contexte, la Confédération paysanne et la Coordination rurale peinent à se faire entendre, car « quand il n’y a pas de crise, l’opposition n’a rien pour s’accrocher ».
Un syndicat scindé
Cet expert, comme notre source interne au ministère, tempère : si le gouvernement et la FNSEA (ou plutôt sa présidente) s’accordent autour d’un « discours politiquement correct qui ne remet pas en cause le système », cela ne satisfait qu’une partie du syndicat. En interne, la vision de l’agriculture portée par Christiane Lambert est décriée par différentes branches de la FNSEA (relire notre article, notre dataviz, et notre brève). Plusieurs parlementaires régulièrement sollicités par le syndicat (néonicotinoïdes, Convention citoyenne, foncier, Egalim 2…) constatent aussi que les discordes entre filières ne s’arrangent pas au fil du temps.
La proposition de loi relative à la régulation de l’accès au foncier agricole au travers de structures sociétaires, par exemple, a exacerbé des tensions, relate une source proche du dossier. Le sujet a « été violemment débattu au sein de la FNSEA, assure le haut fonctionnaire. Lambert a obtenu ce qu’elle voulait dans le texte, mais elle a fait face à de l’opposition, qui va laisser des traces ». Contacté par Contexte, le député LRM Jean-Bernard Sempastous, qui porte la proposition de loi, confirme que « ça chauffe » entre Christiane Lambert et son premier vice-président Arnaud Rousseau.
Ces clivages pourraient avoir un impact sur les sujets agricoles portés non pas à l’agenda du président de la République, mais dans le programme du candidat Macron. Pour nos sources ministérielles comme parlementaires, l’évolution des dossiers est à surveiller davantage via le prisme des relations internes au syndicat majoritaire, qu’au travers des échanges entre la FNSEA et le gouvernement face caméras.