« Si l’on veut rester maîtres de notre destin, il faut rester maîtres de nos données. » Cette harangue, digne du Sommet de l’intelligence artificielle de février 2025, résonne ce jeudi 26 juin, non pas sous la verrière du Grand Palais, mais dans la salle polyvalente de Petit-Landau. Elle est adressée par le sous-préfet, Julien Le Goff, à une assemblée d’habitants de ce village alsacien où Microsoft souhaite installer un gigantesque centre de données. Aux côtés du haut fonctionnaire, des représentants concernés – et visiblement convaincus – par le projet se succèdent au micro : Carole Talleux, maire de Petit-Landau, Rémy Neumann, vice-président de la communauté d’agglomération Mulhouse Alsace Agglomération (M2A) chargé de l’urbanisme prévisionnel, mais surtout une dizaine de représentants de l’entreprise américaine.
Une équipe de choc venue de loin – certains ont fait le déplacement depuis Londres – dans le but de rassurer les riverains sur les nuisances liées à la construction et au fonctionnement du futur centre de données, pour lequel la parcelle située au nord-est de Petit-Landau représente un berceau idéal. Pour Microsoft comme pour l’État, l’enjeu est de taille : la politique d’attractivité destinée aux centres de données occupe une place centrale dans la stratégie de la France pour tirer son épingle du jeu dans la course à l’intelligence artificielle.
« Nous avons été informés par Microsoft de [sa] volonté d’acquérir ce terrain en amont du sommet Choose France de 2024 », nous relate Carole Talleux. Lors de ce sommet destiné à attirer les acteurs internationaux en France, l’entreprise a annoncé un chèque de quatre milliards d’euros, dont deux milliards destinés à la construction de ce centre de données. Depuis, le projet suit son cours, avec en ligne de mire la modification du plan local d’urbanisme (PLU) de Petit-Landau, prévue pour l’année prochaine.

Avant d’installer le moindre serveur au bord du grand canal d’Alsace, Microsoft doit en effet montrer patte blanche. Outre la procédure de déclaration de projet auprès de la communauté d’agglomération, dans laquelle s’inscrit la réunion publique du 26 juin, elle doit également demander un permis de construire à la commune, ainsi qu’une autorisation environnementale à la préfecture. Un chemin de croix administratif pour les géants du cloud, qui attendent impatiemment une simplification promise trois gouvernements plus tôt.
« Un des freins à l’installation des centres de données en France, ce sont les procédures administratives et environnementales très longues », confirme Antoine Lesserteur, chargé de relations institutionnelles de France Datacenter, le lobby français de la filière des centres de données. Le projet de loi simplification, présenté en avril 2024, doit résoudre ce problème en permettant de qualifier les plus grands data centers de projets d’intérêt national majeur (PINM), leur épargnant ainsi certaines démarches administratives. Son examen poussif a cependant retardé cette réforme, malgré la pression de certains géants de la tech.
Mais cela n’a pas empêché Microsoft d’aller de l’avant à Petit-Landau, qui dispose d’un atout qu’aucun projet de loi ne peut apporter : une zone à vocation économique de forme rectangulaire et située à proximité d’une ligne à haute tension, particulièrement propice à l’installation d’un centre de données.
L’emplacement, l’emplacement, l’emplacement
Si elle n’avait pas été préemptée par Microsoft, une telle parcelle aurait très bien pu figurer dans la liste des sites « clé en main » dévoilée par le gouvernement à l’occasion du Sommet sur l’intelligence artificielle, en février dernier. La mise à disposition d’un foncier adapté aux besoins des géants du cloud et de l’IA faisait partie des mesures phares de cet événement mais, quelques mois plus tard, des doutes subsistent sur son efficacité. Outre une acceptabilité sociale variable, la plupart de ces sites ne disposent pas dans l’immédiat d’une puissance électrique suffisante pour les industries de la tech. Selon le lobbyiste d’un hyperscaler, on n’est jamais mieux servi que par soi-même :
« Sur ce sujet, nous avons une équipe dédiée qui fait une analyse précise de tous les sites, en France ou ailleurs, en tenant compte de tous les critères, et surtout celui que le gouvernement ne peut pas deviner : nos besoins et la manière dont nos data centers sont structurés. »
Située 25 kilomètres au sud de la centrale nucléaire, désormais fermée, de Fessenheim, recouverte de champs de maïs et dans le prolongement d’une enfilade d’usines, la parcelle de Petit-Landau semble ainsi avoir tapé dans l’œil de Microsoft, qui s’est entendu sans mal avec la mairie. « Avant, c’était des industries chimiques, les habitants n’en veulent plus », nous glisse Carole Talleux.

« L’histoire industrielle des territoires fait partie des critères à prendre en compte », confirme Christophe Weiss, ex-directeur général et aujourd’hui vice-président du comité de surveillance d’APL Data Center, une société de conseil en centres de données.
Pour l’épauler, Microsoft s’est adjoint les services de Philippe Régnard, ex-directeur des affaires publiques de Huawei en France, aujourd’hui à la tête de Tech Publica, un cabinet de conseil sur les sujets numériques. Une recrue de choix : l’entreprise chinoise est en effet en train de construire une gigantesque usine à proximité de Brumath, dans le Bas-Rhin. Son passage chez Huawei, qui lui a permis de se familiariser avec le sujet des implantations industrielles en Alsace, a fait mouche chez Microsoft, pour qui Philippe Régnard a multiplié les allers-retours entre Paris et Petit-Landau ces derniers mois. Croisé lors de la réunion du 26 juin, ce dernier n’a pas souhaité nous préciser la nature de son implication vis-à-vis du projet de Microsoft.
Mais la localisation des sites n’est qu’une variable parmi d’autres. À l’approche des élections municipales, la stabilité politique des communes pouvant accueillir des centres de données est dans toutes les têtes. Dès le mois d’avril, une lobbyiste du secteur nous livrait ainsi sa « crainte que des projets de centres de données soient instrumentalisés » dans le cadre du scrutin.
Une affaire de timing
Rares sont les personnes interrogées qui ne nous ont pas cité le cas de Wissous, une commune adossée aux pistes de l’aéroport d’Orly, où un projet de centre de données destiné aux activités d’Amazon Web Services (AWS) a été lancé en 2019. Mais la démission du maire, Richard Trinquier, en 2021 marque un changement de ligne : inquiet des conséquences environnementales du projet, son successeur, Florian Gallant, met son veto. De recours en recours, il faut finalement attendre 2025 pour voir le projet repartir.
« Pour lancer un projet un an avant les élections municipales, il faut être suicidaire », juge Antoine Fournier, président de Thésée Datacenter, une entreprise française spécialisée dans le cloud sécurisé.
Dans un contexte électoral, le dirigeant estime probable – et potentiellement dommageable – que le débat politique se cristallise autour d’un projet d’infrastructure. « On ne lance rien sans avoir un maire installé pour plusieurs années, abonde Christophe Weiss. On peut instruire les dossiers, mais on ne construit rien en attendant. »
Sans liste d’opposition, Petit-Landau est à ce titre particulièrement propice au projet de Microsoft, qui ne pourra de toute façon pas engager de travaux avant l’adoption du nouveau PLU, prévue pour l’automne 2026, soit plusieurs mois après les prochaines élections municipales, en mars. Mais la stabilité politique ne fait pas tout. Pour que ses travaux se déroulent sans accroc, l’entreprise doit également rassurer sur les externalités négatives de son futur centre de données.
Pas de data dans mon jardin
Selon les chiffres de Microsoft, les zones résidentielles situées à proximité du site peuvent ainsi s’attendre à une augmentation du niveau sonore allant jusqu’à 3 décibels la nuit. La hausse maximale de température sera, quant à elle, comprise entre 0,5 et 1 degré, en fonction de la direction du vent. Des conséquences présentées comme raisonnables, voire imperceptibles, mais qui ont tout de même suscité de vifs échanges entre l’équipe de l’entreprise et certains membres de l’assistance.
« Nous aurons à souffrir du bruit 365 jours par an », s’est ainsi insurgé Thierry Engasser, le maire de Hombourg, une commune située au nord de Petit-Landau et sur laquelle empiète légèrement le terrain de Microsoft.

Fermement opposé au projet, l’élu estime que le centre de données « n’est pas une activité qui va servir l’économie locale ». Interrogé sur les raisons de son rejet, il nous précise être « opposé politiquement à l’IA », une technologie qui lui « fait peur », mais estime qu’il n’est « pas possible de dire ça en réunion publique ». Aussi remonté soit-il, Thierry Engasser ne pourra pas faire obstacle au permis de construire si ce dernier est conforme au PLU.
Dans un message envoyé en réponse à la concertation préalable, Philippe Fries, un expert-comptable exerçant à Hombourg, se dit représentant d’une « opposition citoyenne au projet de data center Microsoft à Petit-Landau ». Et de lister les préoccupations que soulève, selon lui, ce projet industriel : consommation énergétique, impact visuel ou encore, destruction de terres agricoles.
Également remontée, l’association Alsace Nature dénonce le choix d’urbaniser des terres agricoles – dont certaines cultivées en agriculture biologique. L’ONG accuse Microsoft de minimiser les effets de la construction et de l’exploitation de son centre de données sur l’environnement, notamment en ce qui concerne l’utilisation de groupes électrogènes – censée être exceptionnelle –, l’empreinte carbone liée à sa fabrication ou encore, sa consommation électrique. Alsace Nature critique également une « majoration des effets bénéfiques », comme le nombre d’emplois créés et les formations promises par Microsoft.
En effet, l’entreprise ne s’est pas bornée à lister les retombées économiques directes du projet. Pour être certaine d’emporter l’adhésion des habitants et des pouvoirs publics, elle n’est pas arrivée les mains vides.
Opération danse du ventre
Sur ce point, « nous avons eu des échanges avec Microsoft », explique Julien Le Goff le soir du 26 juin. Évoquant des formations en intelligence artificielle, « pourquoi pas avec l’hôpital de Mulhouse ? », il parle de « propositions très concrètes » et promet une « rencontre de travail très prochaine ». Trois mois plus tard, la communauté d’agglomération Mulhouse Alsace Agglomération n’avait pas davantage d’informations à nous communiquer sur le sujet. Carole Talleux évoque pour sa part un « projet avec l’Éducation nationale pour former les élèves à la programmation », ainsi qu’un fonds associatif.
« L’IA à l’école, cela fait partie du package acceptabilité sociale. On leur dit aussi que c’est dans leur intérêt de développer leurs relations avec les universités du coin », nous glisse une source à Bercy au fait des problématiques d’implantation des centres de données. Pour accompagner les porteurs de projet, une task force regroupant la Direction générale des entreprises, Business France, RTE et la DGEC a été annoncée lors du Sommet sur l’IA. Dirigée un temps par Adrien Laroche avant son départ pour le cabinet d’Anne Le Hénanff, elle est un point d’entrée pour les entreprises qui souhaitent éviter les écueils de l’installation d’un data center, notamment en ce qui concerne les demandes de raccordement électrique ou les normes environnementales. Mais l’essentiel du travail se fait bien sur place.
« La recette pour que cela se passe bien, estime Christophe Weiss, c’est la rencontre avec des élus, communiquer sur les bénéfices et travailler avec les associations locales. »
Message reçu chez Microsoft, selon Nicolas Nunninger, le secrétaire général de la mairie de Petit-Landau. « Ils nous ont demandé ce qu’ils pouvaient payer, relate-t-il. La salle polyvalente pourrait bénéficier d’un coup de neuf. Et ils ont montré à la maire ce qu’ils avaient fait ailleurs, avec des tablettes dans les écoles, par exemple. »
Dans une délibération adoptée le 13 octobre, la communauté d’agglomération M2A note que Microsoft s’est engagé à « soutenir des actions » en matière d’IA sur le territoire, dans l’enseignement supérieur, les établissements de santé, les start-up ou encore la scolarité. En revanche, la rénovation de la salle polyvalente n’est pas au programme. « Il s’agit plutôt d’un impact positif à moyen terme pour la commune qui avait sans doute été évoqué à titre d’exemple », nous explique M2A.
Outre ces avantages en nature, la question de la fiscalité locale reste à trancher. Aujourd’hui, l’accise sur l’électricité rapporte 22 000 euros par an à Petit-Landau, selon Nicolas Nunninger. La ville peut-elle s’attendre à voir ce chiffre exploser quand Microsoft y fera tourner ses serveurs ? L’étude engagée en septembre par France Datacenter, qui a sollicité Business France et la Direction générale des finances publiques (DGFiP) pour chiffrer les retombées économiques des centres de données sur le territoire, pourrait apporter des éléments de réponse.