Des annonces fracassantes, des menaces, un premier espoir déçu et finalement, la fumée blanche. Le 27 juillet, en Écosse, Donald Trump et Ursula von der Leyen ont annoncé avoir trouvé un accord de principe pour éviter la guerre commerciale qui menaçait les deux plus gros marchés du monde depuis avril et le durcissement de la politique commerciale américaine.
Alors que les États-Unis étaient prêts à infliger des droits de douane de 30 % à l’Union européenne, la Commission européenne s’est félicitée d’avoir ramené ce taux à 15 %. L’UE a par ailleurs accepté de s’engager sur plusieurs investissements, par exemple l’achat annuel de 250 milliards de dollars d’énergie provenant des États-Unis.
En théorie, cette annonce clôt plusieurs mois d’incertitude durant lesquels certains secteurs, notamment l’automobile et l’agriculture, ont redoublé d’efforts pour tenter de défendre leurs intérêts auprès de l’exécutif européen, mais aussi, et surtout, de la Maison-Blanche. Certaines parties prenantes se disent plutôt satisfaites de l’issue des négociations. Mais elles restent aussi vigilantes : l’accord, qui doit encore être traduit juridiquement, comprend encore beaucoup de zones d’ombre.
Dialoguer (beaucoup) avec la Commission
Si tout semble s’être réglé en un week-end outre-Manche, Bruxelles et Washington échangent intensément depuis plusieurs mois. Les filières économiques se sont efforcées de défendre leurs intérêts dans des négociations menées par une équipe restreinte côté européen, avec à sa tête le commissaire au commerce Maroš Šefčovič et le directeur de cabinet d’Ursula von der Leyen. Ce travail n’est pas encore fini.
Des lobbys comme l’Association des constructeurs européens d’automobiles (Acea) ont ainsi entretenu des contacts réguliers avec la Commission. Pour « comprendre comment se passent les négociations, remonter nos préoccupations, les conséquences qu’on subit, où sont nos intérêts, en rendre compte à nos membres et vice versa pour ce que font nos membres », témoigne une source interne. L’exécutif a également été sollicité ainsi par l’association européenne des équipementiers de l’automobile (Clepa).
Ces derniers, qui exportent beaucoup de pièces détachées aux États-Unis – le pays représente un tiers de l’excédent commercial européen en la matière, ont averti sur le « double impact », selon les mots d’un représentant du secteur à Bruxelles, qui les touchait : « On a subi les 25 % sur les pièces détachées, mais aussi les 25 % sur les véhicules dont les constructeurs ont répercuté une partie des coûts sur nous ».
D’autres secteurs ont également tenté de se faire entendre, avec peut-être moins de succès. Un lobby du secteur agricole a ainsi réussi à multiplier les échanges avec la Commission européenne, mais en tire un bilan mitigé : « Il est bien plus facile pour nous d’avoir des discussions avec la Direction générale de l’agriculture (DG Agri) qu’avec la Direction générale du commerce (DG Trade). Cette dernière est sous la pression de beaucoup d’industries – par exemple l’automobile – et ne favorise donc pas nos recommandations. Quant à la DG Agri, elle n’a pas beaucoup d’influence dans ce dossier. »
Le secteur agricole s’est vu un temps menacé par un accord à 17 %, et même à 30 %, de droits de douane. « Depuis plusieurs mois nous devons faire face à des tarifs à 10 %. Cela a eu un impact, mais il n’a pas été considérable. Ce qui nous pénalise le plus, c’est l’incertitude causée par toutes les décisions invraisemblables de Trump et ses changements de stratégie », résume une source dans une organisation agricole.
« Certaines industries ont déployé des moyens à Washington »
« Le problème, c’est que malgré nos efforts la Commission s’est bornée à envoyer aux États-Unis des “délégations techniques” qui ne parvenaient pas à obtenir des avancées. C’est Ursula von der Leyen qui aurait dû y aller bien plus tôt ! », regrette Alexander Anton, secrétaire général de l’Association européenne des produits laitiers (EDA, en anglais).
Les produits laitiers ne sont pas le seul secteur à formuler ces critiques, si bien que les tentatives pour influencer les négociations de l’accord ne se sont pas limitées à ce côté de l’Atlantique. « Les voitures, le cognac… certaines industries ont déployé beaucoup de moyens de lobbying à Washington », commente une source du secteur agroalimentaire à Bruxelles.
Les constructeurs les plus touchés, principalement les allemands, ont en effet fait le déplacement à la Maison-Blanche pour plaider pour des exemptions ou des compensations en échange d’investissements sur place. « Ils ne peuvent pas attendre la fin des négociations avec Bruxelles, ils perdent déjà beaucoup d’argent », justifie-t-on à l’Acea.
Selon nos informations, deux d’entre eux auraient même proposé un mécanisme de crédit à l’export prenant en compte la production des constructeurs européens aux États-Unis pour limiter les droits de douane à payer. Après avoir été évoqué dans le projet d’accord tombé à l’eau mi-juillet, il aurait finalement été abandonné.
Éviter que la réponse européenne n’envenime la situation
Certaines parties prenantes attendent toujours de savoir à quelle sauce tarifaire elles seront mangées. Elles se réjouissent néanmoins de ne plus avoir à se préoccuper des conséquences d’éventuelles contre-mesures européennes, ces dernières ayant été écartées par la conclusion d’un accord politique. Voilà une incertitude de levée.
Car au-delà de la recherche d’un accord qui leur soit favorable, plusieurs organisations ont aussi multiplié les actions de lobbying afin d’éviter que la réponse européenne n’envenime la situation. Ces derniers mois, l’organisation de l’agroalimentaire Food Drink Europe a appelé à plusieurs reprises à une « désescalade » des tensions commerciales entre l’UE et les États-Unis. Puis, les deux listes de « mesures de rétorsion » préparées par la Commission ont été désignées comme cibles. Élaborées respectivement en mars et en mai avant d’être ouvertes à la consultation, elles représentaient au total la menace d’une taxation jusqu’à 30 % – à hauteur de 93 milliards d’euros de produits américains.
« Ce que nous avons expliqué à la Commission, c’est que l’ajout de produits laitiers sur les listes de contre-mesures était anecdotique car les Américains exportent peu vers l’UE. Ils n’en sont capables que depuis la fin des années 2000. Cela aurait représenté un apport insignifiant à l’objectif de viser plusieurs dizaines de milliards d’euros d’exportations américaines. Et, surtout, cet ajout aurait mis de l’huile sur le feu et incité Donald Trump à s’en prendre en retour à notre secteur », commente Alexander Anton, de l’EDA.
Le secteur des vins et spiritueux a adopté la même approche. Remonté par l’annonce de la première liste de contre-mesures qui visait notamment le whisky américain, le président des États-Unis a menacé au mois de mars d’imposer des droits de douane de 200 % sur « tous les vins, les champagnes et les produits alcoolisés provenant de France et de l’UE ». Dans la foulée, le lobby Spirits Europe a appelé à « garder les spiritueux en dehors du conflit commercial ». L’organisation avait alors eu gain de cause puisque le whisky américain avait été supprimé de la première liste de mesures de rétorsion.
La seconde liste intégrait, elle, pour la première fois les voitures et pièces détachées automobiles. Elle a aussi mobilisé le secteur.
La Clepa a par exemple profité de son dialogue avec l’exécutif pour plaider la cause des matières premières que les équipementiers utilisent pour leurs pièces, notamment des minerais ou certains types d’aciers aujourd’hui importés des États-Unis. « Il a fallu être précis sur la liste exacte des produits qui étaient problématiques dans un sens ou dans l’autre, ce qu’ils représentent pour le secteur des équipementiers et les flux commerciaux. Ça, la Commission ne l’avait pas forcément compris, comme le fait que la réorganisation des chaînes d’approvisionnement prend du temps », explique la même source chez les équipementiers.
Ce lobbying n’a pas permis de sortir les produits automobiles de la deuxième liste de contre-mesures. Au grand dam des constructeurs allemands, dont certains produisent aux États-Unis des produits destinés au marché européen, risquant donc la double peine.
« La Commission essaye de trouver un équilibre, nous ne sommes pas seuls, nous comprenons, » commentait le représentant d’un constructeur allemand à Bruxelles quelques jours avant l’annonce de l’accord de principe.
Pour Alexander Anton, de l’EDA, si le travail sur ces listes a été fructueux, il n’en a pas moins été harassant. « La DG Trade a proposé ces listes sans chercher à comprendre les réalités de chaque secteur ni à consulter d’autres DG, en particulier la DG Agri. Nous avons dû nous mobiliser pour rectifier le tir », résume-t-il. Le secrétaire général cite l’exemple du roquefort, qui bénéficie d’une Appellation d’origine protégée (AOP), si bien qu’il ne peut être produit qu’au cœur de la région Occitanie. « Pour une raison qui m’échappe, avec la toute première liste de contre-mesures, la DG Trade a proposé de taxer les importations de “roquefort” provenant des États-Unis. Ça n’a pas beaucoup de sens », remarque Alexander Anton.
La mobilisation est loin d’être terminée. En effet, les discussions techniques qui auront lieu dans les prochains jours entre les États-Unis et l’UE se pencheront aussi sur certaines exemptions.
Une ouverture sur les normes européennes
Enfin, la Commission avait assuré qu’elle ne mettrait jamais sur la table des négociations une modification des standards sanitaires et phytosanitaires (SPS) européens. Pourtant, le 28 juillet, la Maison-Blanche a assuré que, dans le cadre de leur nouvel accord, « les États-Unis et l’UE travailleront ensemble pour éliminer les barrières non tarifaires qui affectent le commerce alimentaire et agricole, notamment en rationalisant les exigences en matière de certificats sanitaires pour la viande de porc et les produits laitiers américains ».
« C’est un point de préoccupation majeur pour nous. Nous avons vu le Royaume-Uni accepter dans ses discussions avec Donald Trump des concessions sur l’importation de bœuf aux hormones ou encore d’éthanol qui ne respecte pas les mêmes normes. Pendant les négociations, la Commission nous a assuré avoir refusé d’engager des discussions concernant un abaissement de nos standards. Nous espérons qu’elle gardera cette ligne », réagit une source dans un lobby agricole.
La Commission assure en retour que la « rationalisation des exigences » mentionnée par la Maison-Blanche « signifie essentiellement qu’il faut changer les types de formulaires utilisés ». « Notre système SPS reste pleinement et fermement en place », martèle un porte-parole avant d’ajouter que des précisions viendront avec la déclaration commune.
Les standards environnementaux et de sécurité pour les voitures, sujet récurrent dans les discussions transatlantiques, devraient aussi être concernés.
Selon une haute fonctionnaire européenne, Bruxelles aurait promis à Washington de « travailler ensemble » pour « voir où les normes sont déjà harmonisées et où nous devons travailler plus étroitement pour les harmoniser à l’avenir ». En revanche, il n’est pas question « de reconnaissance des normes à ce stade ».
La même source a notamment cité les véhicules connectés, pour lesquels la Commission voit « un intérêt à travailler avec les États-Unis ». Les questions traditionnellement plus compliquées, comme les normes d’émission d’oxydes d’azote (NOx) ou de sécurité, s’annoncent, elles, toujours délicates.
Certains comme le Bureau européen des unions de consommateurs (Beuc) appelaient dès le 28 juillet à la vigilance : « Les expériences passées ont montré que, même lorsque les accords ne contiennent pas de concessions écrites, des modifications peuvent être apportées aux lois européennes en coulisses. Il appartiendra au Parlement européen et aux Parlements nationaux de rester vigilants ».