« Compromis n’est pas compromission. » C’est du moins ce que se diront les eurodéputés, quand ils adopteront ce jeudi 11 novembre la directive relative à la transparence fiscale des multinationales. Gelé durant des années par les États, et débloqué en 2021 à la suite d’un vote surprise du Parlement autrichien, le dossier fait figure de miraculé.
L’accord, acté le 1ᵉʳ juin au soir lors d’une réunion informelle entre les représentants du Parlement et ceux des États, conclut plus de cinq ans de négociations compliquées sur ce dossier clé dans la lutte contre l’optimisation fiscale. Il s’agit d’obliger les multinationales dont le chiffre d’affaires dépasse 750 millions d’euros à publier des informations (chiffre d’affaires, montant de l’impôt payé…) sur leur activité dans chaque pays de l’Union européenne.
Plus de quatre ans de blocage au Conseil
Le chemin fut long. Lorsqu’elle a dévoilé le texte, au printemps 2016, la Commission européenne espérait pourtant un accord rapide. À l’époque, plusieurs textes, comme l’échange d’accords fiscaux entre fiscs nationaux, avaient été adoptés en à peine quelques mois.
« C’était une époque bénie, où on profitait des suites des scandales LuxLeaks et Panama Papers pour aller vite », se souvient une source alors impliquée dans le dossier.
Mais le reporting pays par pays casse la dynamique. « Il y a deux raisons à cela : la base juridique et l’articulation avec les travaux en cours à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) », poursuit notre interlocuteur.
Sur le premier point, la base juridique, la Commission en choisit une liée au droit des entreprises (plus précisément, l’article 50 du TFUE sur la liberté d’établissement). L’objectif est de faire adopter la directive selon la procédure classique (majorité des États et Parlement colégislateur), et non selon celle réservée à la fiscalité (unanimité des États et simple consultation du Parlement).
Les traités européens identifient un nombre de secteurs limités dans lesquels l’UE est habilitée à prendre des décisions. Chaque directive ou règlement proposé par la Commission doit s’appuyer sur une de ces bases juridiques au moins. Certains, comme celui de la fiscalité, impliquent des procédures spécifiques d’approbation (relire notre article).
« Nous voulions éviter que les États ne bloquent le texte, mais finalement ces derniers ont eu peur que cela ne constitue un précédent, et cela a renforcé leur opposition », insiste notre source.
Une coalition d’une dizaine de pays, parmi lesquels on retrouve le Luxembourg, Chypre, Malte, l’Irlande, la Suède ou encore l’Autriche, rejettent le texte. Ils sont appuyés par le service juridique du Conseil, qui affirme dans un avis ad hoc que le dossier relève bien de la base juridique fiscalité. Ces opposants argumentent aussi que le projet de la Commission contrevient aux règles sur lesquelles l’OCDE s’est mise d’accord de son côté : un échange d’informations entre les administrations fiscales, mais qui ne sont pas rendues publiques.
Ce n’est qu’en décembre 2019 qu’un vote du Parlement autrichien débloque la situation en forçant son gouvernement à changer de position. Le basculement de Vienne permet de dégager la majorité nécessaire pour adopter le texte au Conseil, et lancer les négociations finales avec le Parlement européen.
Ne pas manquer le coche
Ce brusque développement du côté du Conseil lance enfin les négociations avec les eurodéputés, qui s’annoncent ardues. Ces derniers ont en effet adopté en 2017 leur propre version du texte. Mais… avec un amendement majeur : l’extension des obligations de transparence aux activités situées dans les États hors de l’UE. Pour les parlementaires, le texte ne sera efficace que si les entreprises couvertes publient des chiffres détaillés sur leur activité dans chaque pays du monde et non seulement dans ceux du continent. Mais, pour les Vingt-Sept, c’est une ligne rouge absolue. Les États veulent que les données extraeuropéennes soient publiées de façon agrégée, comme l’a proposé la Commission européenne.
« On s’est demandé s’il valait mieux laisser tomber la transparence hors UE et se battre sur des éléments accessoires, comme une clause de revue ; ou se battre sur la transparence au risque de ne pas avoir d’accord du tout », résume une source parlementaire.
La socialiste autrichienne Evelyn Regner, corapporteure sur le texte, opte pour le premier choix. La clause de revue, qui obligera la Commission à réexaminer la question des pays tiers quatre ans après l’entrée en vigueur du texte, permettra selon elle d’aller plus loin dans le futur.
La corapporteure veut également aller vite, car elle juge qu’un accord n’est possible que pendant la présidence portugaise du Conseil, c’est-à-dire au premier semestre 2021. « Ce pays était très en faveur de la transparence fiscale », explique-t-elle. « Mais la présidence tournante revenait ensuite à la Slovénie, qui est contre ; puis à la France, officiellement en sa faveur, mais dont les positions ont été rédigées avec le Medef ; et après à la République tchèque et à la Suède, toutes deux opposées au texte », développe-t-elle. La députée précipite donc les discussions en esquissant les contours du compromis final dès la deuxième séance de négociation, avant de conclure à la troisième.
La France avait fait circuler en avril dernier une note plaidant pour rester aussi près que possible de la position des États, et pour ne rien lâcher au Parlement. Contexte avait révélé que le document avait été préparé avec l’aide de plusieurs lobbys, parmi lesquels le Medef – dont le nom d’une experte apparaît dans les métadonnées du document.
L’accord ulcère les ONG, pour lesquelles les transparences hors UE étaient un point crucial. « Le Parlement ne s’est même pas battu », fulmine une activiste. Transparency International appelle même les eurodéputés à « rejeter le texte ». Au Parlement, La Gauche (ex-GUE) se montre également critique sur l’accord, même si ses membres ont voté en faveur du compromis final en commission parlementaire.
Manon Aubry, qui suit le texte pour La Gauche, a toutefois déposé un amendement pour le vote en plénière, où elle demande à étendre les obligations de transparence au reste du monde. Son texte, qui sera sûrement rejeté, vise toutefois surtout à montrer son engagement sur le dossier.
De grands espoirs… pour le futur
« L’ambition de l’accord est limitée, mais c’est un progrès en termes de transparence », résume Giulia Aliprandi, de l’EU Tax Observatory (Observatoire fiscal européen). Les données sur l’activité économique des multinationales dans chaque pays ne sont actuellement pas publiques. Les chercheurs qui travaillent sur le sujet doivent soit passer par des bases de données payantes, soit tenter de collaborer avec les administrations fiscales nationales, note l’économiste.
« C’est un texte qui fait pencher la balance en faveur des citoyens », défend Evelyn Regner. « Et il y en aura d’autres, par exemple la proposition sur le devoir de vigilance des entreprises, qui les obligera à être plus exigeantes sur leur chaîne d’approvisionnement. »
L’élue autrichienne compte surtout beaucoup sur la clause de revue pour avancer vers une transparence plus large. « Tout dépend des prochains scandales : s’il y en a suffisamment d’ici à la clause de revue, on pourra aller plus loin », juge une source bruxelloise.
Et les choses pourraient être plus rapides. La Commission européenne a promis qu’elle ferait, l’année prochaine, une proposition forçant les entreprises à publier leur taux d’imposition effectif moyen. Pour les activistes, ce sera l’occasion de remettre le dossier sur la table et de repartir à l’attaque.