Début octobre, quelques jours après sa nomination surprise en tant que vice-président exécutif à la Prospérité et à la Stratégie industrielle, Stéphane Séjourné enchaîne les rendez-vous au Parlement à Bruxelles. Suivi de son directeur de cabinet de transition, l’ancien eurodéputé est interpellé à plusieurs reprises alors qu’il traverse le bâtiment central. D’abord l’élu de droite François-Xavier Bellamy. Puis le socialiste Pierre Jouvet. Puis encore un autre député. Chacun profite de l’occasion pour porter ses demandes au nouveau commissaire désigné.
« Quand Stéphane Séjourné prévoit de voir quinze personnes en deux jours au Parlement, il en voit cinquante », se réjouit un proche. Pour avoir dirigé pendant un peu plus de deux ans le groupe Renew, le Français est l’un des rares commissaires désignés dont le profil est déjà connu des eurodéputés : d’abord jeune socialiste, puis macroniste de la première heure, proche du président français, eurodéputé et éphémère ministre des Affaires étrangères.
Cette notoriété facilite sa campagne auprès de ses anciens collègues à Bruxelles. Mais lors de son audition, le 12 novembre, Stéphane Séjourné devra se défaire de cette image d’ancien parlementaire européen pour convaincre qu’il est capable de passer du rôle de chef de groupe politique à celui de commissaire chargé d’incarner la stratégie industrielle de l’UE.
« Stéphane Séjourné est apprécié pour son sens politique, mais personne ne connaît ses positions sur la politique industrielle, il y a beaucoup d’interrogations sur le fond », résume une source chez Renew.
1. Faire oublier les conditions de sa nomination
Au Parlement européen, les doutes sur les capacités de Stéphane Séjourné à endosser son nouveau costume sont d’abord liés aux conditions de sa nomination. La veille de la présentation du collège, le 16 septembre, le commissaire sortant Thierry Breton annonce son éviction de dernière minute et accuse Ursula von der Leyen d’avoir fait pression sur l’Élysée. Le remplacement in extremis de ce poids lourd du collège est perçu comme un aveu de faiblesse de Paris. « C’est sidérant ! On dit à la France que son candidat ne convient pas et la France cède ? », s’offusque alors Raphaël Glucksmann.
La théâtralité de la sortie de Thierry Breton n’a rien arrangé. Dans une interview accordée au Monde, l’ex-commissaire pointe le rétrécissement du portefeuille attribué à la France. « Au début, la pente a été raide pour Stéphane Séjourné, commente un élu de Renew. C’est compliqué de succéder à un personnage au caractère aussi fort. »
Dans l’équipe du commissaire désigné, on se prépare à ce que la question soit de nouveau soulevée pendant l’audition, en particulier par des eurodéputés français. C’est effectivement l’un des angles d’attaque retenus par Manon Aubry. La présidente du groupe de La Gauche continue de voir dans les circonstances de la nomination de Stéphane Séjourné un signe de « l’effacement de la France sur la scène européenne ». « On parle déjà beaucoup moins de Thierry Breton, rétorque un élu centriste. S’il fait une bonne audition, cette histoire sera rangée aux archives. »
2. Convaincre le monde économique
Au-delà des eurodéputés français, l’attribution du portefeuille de la Stratégie industrielle, thème central de la nouvelle mandature, à un homme politique sans expérience économique, étonne encore au Parlement européen.
« Il semble avoir plus d’expérience dans les mouvements étudiants socialistes que dans le développement de politiques efficaces pour la compétitivité industrielle », a taclé Christian Ehler, poids lourd de la droite allemande en commission de l’Industrie, au moment de la présentation du collège en septembre. « Nous conservons des doutes sur ses compétences, il n’y a pas grand-chose dans son CV sur la compétitivité », abonde un élu du Parti populaire européen (PPE) un mois plus tard.
Là encore, Stéphane Séjourné semble pâtir de la comparaison avec Thierry Breton. Ce dernier « tutoyait le monde industriel européen », d’après un eurodéputé Renew. « Breton était peut-être caractériel, mais il avait le respect des PDG », regrette un élu du PPE. À côté, Stéphane Séjourné apparaît comme un « junior » dans l’ombre d’Emmanuel Macron, selon les mots d’un autre parlementaire conservateur
D’autres élus français s’interrogent sur la capacité du nouveau commissaire à défendre la souveraineté européenne, concept cher à Paris. « Je n’étais pas dans le fan club de Thierry Breton, mais il avait ce côté vieille école, protectionniste, à tenir tête aux Gafam. Avec Stéphane Séjourné, on va voir à l’usage mais je ne suis pas rassuré », s’inquiète le Vert David Cormand, membre de la commission du Marché intérieur (Imco).
Pour répondre à ce procès en illégitimité, Stéphane Séjourné a commencé à mettre en récit son expérience dans ses réponses aux questions écrites des eurodéputés. Il souligne son rôle de conseiller au ministère de l’Économie et de l’Industrie au moment de la présentation de la loi Macron de 2015 – même s’il était alors chargé des relations avec le Parlement. Il met également en avant la dimension économique et commerciale du ministère des Affaires étrangères, à la tête duquel il est resté huit mois. « Il n’a jamais approfondi ces thèmes, reconnaît un eurodéputé centriste. Ce sera une transformation, mais ce ne sera pas la première ! »
3. Prendre en main les dossiers
Le grand oral du 12 novembre lui donnera donc l’occasion de démontrer qu’il a apprivoisé les dossiers relevant de son portefeuille. Depuis sa nomination, Stéphane Séjourné alterne campagne au Parlement européen et briefings techniques avec les services de la Commission européenne. Il s’appuie en particulier sur la Direction générale du marché intérieur (DG Grow), la seule directement placée sous son autorité. Des heures de présentation pour avoir en tête les nombreux instruments européens existants en matière de politique industrielle.
Ses proches soulignent sa capacité de travail et sa faculté à emmagasiner des informations sur des sujets aussi variés que l’union des marchés de capitaux, le fonds de compétitivité ou le mécanisme carbone aux frontières. Un bachotage utile pour son grand oral devant quatre commissions parlementaires qui ne manqueront pas de l’interroger sur des dossiers sectoriels.
Avec le risque de se noyer dans les détails ? Plusieurs interlocuteurs notent que Stéphane Séjourné ne se distingue pas par ses talents d’orateur. « Je suis très serein sur sa capacité à réussir son audition. Il saura manier les sujets à dimension politique sans entrer dans la technique de tous les dossiers », réplique Pascal Canfin. Une confiance partagée par un autre eurodéputé centriste qui dit l’avoir vu « se couler dans son nouveau costume » lors de la session plénière à Strasbourg de début octobre « déjà plongé dans plusieurs dossiers techniques ».
4. Trouver sa place dans le collège
La campagne que mène Stéphane Séjourné en amont de son audition lui permet aussi d’esquisser sa vision du rôle de vice-président exécutif (VPE) de la Commission européenne. D’après Pascal Canfin, la personnalité du trentenaire, plus consensuelle que celle de Thierry Breton, conviendra mieux à ce nouveau collège au sein duquel les portefeuilles s’entremêlent. Stéphane Séjourné devra par exemple travailler avec la vice-présidente exécutive socialiste Teresa Ribera et le commissaire au Climat Wopke Hoekstra (PPE) sur le pacte pour une industrie propre, attendu dans les cent premiers jours du mandat. « Il a prouvé sa capacité à travailler avec les sociaux-démocrates (S&D) et le PPE. Il peut avoir un rôle stabilisateur », anticipe Pascal Canfin.
« Il sera comme un chef d’orchestre qui devra s’assurer qu’il n’y a pas de fausse note malgré la cacophonie provoquée par la fragmentation des portefeuilles. Un travail proche de celui de chef de groupe », estime la députée Renew Stéphanie Yon-Courtin. Plusieurs parlementaires saluent l’habileté de Stéphane Séjourné à dégager des compromis au sein d’un groupe pourtant parcouru de courants aux différences marquées. Avec une méthode en cas de division : confier aux tenants de chaque ligne la responsabilité de trouver un accord. Sur les dossiers agricoles, il laissait par exemple Pascal Canfin, alors président de la commission de l’Environnement, s’entendre avec Jérémy Decerle, membre de la commission de l’Agriculture.
Mais cette formule fonctionnera-t-elle auprès de commissaires expérimentés, comme le poids lourd Valdis Dombrovskis, commissaire désigné à l’Économie ? « Il y a des doutes sur la capacité d’un Dombrovskis à accepter l’autorité d’un junior », estime une source centriste. L’entourage de Stéphane Séjourné préfère mettre l’accent sur sa proximité avec d’autres commissaires désignés, comme l’Espagnole Teresa Ribera, dont il parle couramment la langue, le Danois Dan Jørgensen ou l’Estonienne Kaja Kallas. Trois figures qu’il a côtoyées en tant que chef du groupe Renew ou depuis le Quai d’Orsay. Un ancien député Renew ajoute que le Français a bien su jouer à armes égales avec le président du PPE Manfred Weber et la dirigeante sociale-démocrate Iratxe García lorsqu’il était à la tête du groupe centriste.
Sauf que Stéphane Séjourné devra cette fois manœuvrer dans un contexte politique plus hostile que lors de son mandat au Parlement européen. Renew n’est plus que le cinquième groupe, alors que le PPE a étendu son influence, dans l’hémicycle comme à la Commission. Le groupe conservateur n’a d’ailleurs pas prévu de mettre le Français en difficulté lors de son audition, le jugeant moins dérangeant que Thierry Breton et moins dangereux que la socialiste Teresa Ribera.
5. S’émanciper des affaires françaises (mais pas trop)
Le PPE sera tout de même attentif à ce que le Français prouve son indépendance à l’égard de l’Élysée. « Il va devoir lâcher le jeu politique parisien », prévient un eurodéputé de droite. L’entourage de Stéphane Séjourné assure qu’il a su s’émanciper de Paris pendant son mandat au Parlement. Tout en profitant de sa proximité avec Emmanuel Macron pour faire évoluer la position de ce dernier sur certains dossiers européens, comme le devoir de vigilance des entreprises.
Au sein même de Renew, l’aile libérale sera attentive aux tentations du futur vice-président exécutif à défendre les marottes françaises. « Vu les liens étroits de M. Séjourné avec le président Emmanuel Macron, nous nous attendons à ce qu’il plaide en faveur d’une augmentation de la dette européenne », s’inquiète par exemple l’élu libéral allemand Moritz Körner.
« Le point sera sans doute soulevé pendant l’audition, mais la réponse est simple : le commissaire français n’est pas là pour défendre la position de la France », évacue Pascal Canfin. Il ajoute toutefois : « Étant donné le contexte instable en France, tout le monde a quelque chose à gagner d’un axe solide entre le président de la République et le commissaire français. »