Une guerre de palais fait rage à Bruxelles depuis le 21 février. Ce jour-là, le président de la Commission européenne descend lui-même en salle de presse annoncer que son directeur de cabinet est nommé au poste de secrétaire général à partir du 1er mars. Stupéfaction dans les rangs, personne ne s’y attendait.
Martin Selmayr a ainsi pris la tête de l’administration européenne, après avoir dominé l’appareil politique depuis 2014. Un mélange des genres qui fait grincer des dents, tant sur le fond que sur la forme. Depuis, les critiques fusent. Mais, pour le président de l'exécutif, Jean-Claude Juncker, pas question de désavouer son plus proche collaborateur (lire notre article).
Exécuter l’agenda politique
Nomination qui ne respecte pas les règles ? Mise en concurrence faussée des candidatures ? Pouvoir sans précédent d’un fonctionnaire européen ? Politisation de la fonction publique européenne ?
Pour le Luxembourgeois, ces reproches n’ont aucune valeur, car cet Allemand de 47 ans, qui travaille à ses côtés depuis plusieurs années, est bien plus qu’un collaborateur. Martin Selmayr est la pièce maîtresse du pouvoir de Jean-Claude Juncker à Bruxelles.
Le président de la Commission se couche tôt et se lève tôt. Au petit déjeuner, il se met à travailler et appelle souvent Martin Selmayr dès 6 heures du matin pour le solliciter.
La confiance du Luxembourgeois dans son collaborateur est telle que c’est à lui qu’il sous-traite entièrement l’exécution pratique des grandes lignes définies ensemble.
"Pas un document ne sort du cabinet du président sans qu’il [Martin Selmayr] ne l’ait lu. Si quelque chose va dans le mauvais sens, il recadre", explique une source haut placée.
"Il a toujours su se mettre au service du projet politique que voulait développer son chef", commente un second interlocuteur.
Quand il travaillait, là aussi comme directeur de cabinet, pour la commissaire à la Justice Viviane Reding, entre 2009 et 2014, il a su épouser la cause de sa patronne sur la progression de l’égalité hommes femmes. L'Allemand a fait le nécessaire pour traduire l’idée en une proposition législative, finalement présentée en 2012.
"Mais l’initiative venait bien d’elle", précise notre interlocuteur.
Tour de contrôle
Désormais au 13e étage du Berlaymont, au sommet du pouvoir de la Commission, il a su organiser l’équipe de Jean-Claude Juncker pour que rien ne lui échappe.
Au sein du cabinet du président, chacun des conseillers doit couvrir les sujets qui correspondent au portefeuille d’un ou plusieurs commissaires. Ces derniers rapportent directement à Martin Selmayr les progrès réalisés ou les possibles conflits par rapport à la ligne politique décidée en amont.
C’est ainsi que dans la semaine du 19 mars, l'Allemand a dû trancher, avec l’aval de Jean-Claude Juncker, sur la présentation ou non des propositions sur la taxation des géants du net.
Les cabinets de la commissaire au Commerce et du vice-président aux Investissement réclamaient un report. Cecilia Malmström et Jyrki Katainen craignaient que cela n’interfère dans les discussions commerciales avec l’administration de Donald Trump.
Ils n’ont pas obtenu gain de cause.
Passage obligé
Cette structuration pyramidale du pouvoir le rend incontournable. Certains représentants d’intérêts le savent bien. Ils peuvent faire autant de lobbying qu’ils le veulent auprès des commissaires, si Martin Selmayr rejette une idée, elle ne passera pas.
Toutefois, plusieurs sources ont confirmé à Contexte que son implication dépend du niveau d’importance aux yeux de l’agenda du président. Le numérique, la zone euro ou le budget européen sont parmi ses priorités.
"Sur le numérique, rien ne se fait sans lui", commente un acteur du secteur.
Il a ainsi contribué à faire du marché unique numérique une priorité politique pour la Commission Juncker. Quand il travaillait au cabinet de Viviane Reding, il a été l'un des principaux artisans de la fin des frais d'itinérance et du règlement européen sur la protection des données (RGPD). Un texte qu'il continue à défendre une fois propulsé au sommet de l'exécutif européen.
"Nous savons très bien que tant qu’il sera là, ce sera non pour inclure la gestion des flux des données avec les pays tiers aux négociations des accords commerciaux", poursuit le lobbyiste.
"Les services de la Commission ont bien proposé des solutions pour garantir le niveau de sécurité, mais il refuse."
Relations houleuses avec Berlin
Cette implication totale de Martin Selmayr dans ses fonctions et dans les dossiers le place à la frontière entre l’homme de l’ombre et le détenteur de responsabilités politiques. Cette limite floue lui a déjà valu des critiques, y compris de son pays d’origine.
Ses relations avec l’Allemagne sont ainsi à géométrie variable. Les nombreuses fuites de documents et articles ont démontré qu’il a bien tout fait pour protéger Volkswagen lors du Dieselgate (la fraude aux taux d'émission d'oxyde d'azote) et veillé à ne pas imposer de nouvelles normes environnementales trop strictes aux constructeurs de voitures.
Pourtant, à l’été 2015, il s’est frontalement opposé à Berlin sur la question grecque et a bataillé jusqu’au bout pour empêcher une sortie du pays de la zone euro. Au sein même des rangs de la CDU, il a été vivement critiqué. L’animosité du ministre des Finances d’outre-Rhin d’alors à son égard était particulièrement forte.
"Il n’est qu’un intermédiaire" a lâché Wolfgang Schaüble lors d’une réunion des conservateurs allemands à Berlin. Ce dernier s’agaçait du rôle joué par Martin Selmayr dans les discussions avec Athènes.
L’expérience Viviane Reding
De manière générale, Martin Selmayr n’a jamais peur de la confrontation avec les États. En 2010, lorsque la guerre est déclarée entre Paris et la Commission européenne en raison des propos de la commissaire à la Justice sur le traitement des Roms, le directeur de cabinet de Viviane Reding est alors… Martin Selmayr.
Il était alors "le cerveau de Viviane Reding, se souvient un fonctionnaire. Dès qu’il est arrivé, en 2004, on pouvait voir qu’il irait loin, qu’il était au-dessus du lot."
Au-delà de sa volonté de maîtrise du pouvoir, l'Allemand possède une vision de ce que devrait être l’Union européenne, qu'il peut penser sur le long terme. Lorsqu’il travaillait encore pour Viviane Reding, il a contribué à lancer le chantier de la création d’un parquet européen.
Les États membres étaient particulièrement réticents. Vingt pays participent aujourd’hui à cette coopération renforcée. La structure ne peut encore s’occuper que des cas de fraude au budget européen, mais, au sein de la Commission, l’objectif final ne fait aucun doute : instruire les crimes transfrontaliers un jour ou l’autre.
Les États, les vrais patrons
La polémique autour de sa nomination au poste de secrétaire général de la Commission pose cependant la question de savoir si Martin Selmayr n’a pas été un cran trop loin, trop fort.
"Il est brillant compétent, mais extrêmement arrogant. J'espère qu'on ne le verra plus dans la prochaine administration", lâche un diplomate européen.
Il est aussi extrêmement sûr de lui, quitte à franchir certaines lignes rouges. En pleine crise grecque de l’été 2015, alors que les dirigeants de la zone euro sont en pleine négociation, il n'hésite pas à affirmer, en off à l’époque, à la presse, que la France est prête à faire un prêt bilatéral à Athènes. Une tentative de forcer le destin, d’empêcher tout Grexit. L'information est pourtant aussitôt démentie par l’Élysée.
"À Bruxelles, il n’y a qu’une chose qui est plus forte que lui, fait remarquer un lobbyiste. Ce sont les États".