Ces « évènements […] sont un tournant dans l’Histoire de l’Europe et de notre pays, ils auront des conséquences durables, profondes sur nos vies, sur la géopolitique de notre continent », a déclaré le président français, le 24 février, quelques heures avant de retrouver ses homologues des Vingt-Sept à Bruxelles.
Le choc est en effet sans précédent. Alors que l’Union s’est construite sur l’idée de la paix, elle fait face au retour d’une guerre d’agression sur son sol. À une échelle sans commune mesure des guerres des Balkans des années quatre-vingt-dix liées à la dislocation de l’ex-Yougoslavie.
Le Premier ministre polonais n’a pas manqué de rappeler avant son arrivée à la réunion extraordinaire du Conseil européen que son pays avait toujours prévenu l’Ouest du peu de confiance qu’il fallait accorder à la parole du Kremlin. « L’Europe a fini de porter ce regard naïf sur la Russie », a-t-il estimé devant la Sejm, le Parlement polonais.
Un constat qui se confirme devant l’ampleur des sanctions qui ont été actées par les chefs d’État et de gouvernement. Elles visent les secteurs russes de la finance, de l’énergie et des transports, ainsi que des personnalités russes. Un contrôle des exportations est aussi mis en place sur les biens pouvant avoir une utilité à la fois civile et militaire.
Difficile réveil allemand
Pour l’Allemagne, le choc est particulièrement rude. Depuis des décennies, Berlin a construit sa politique énergétique sur l’idée que, malgré ses défauts, la Russie était un partenaire fiable. Et ce, malgré les mises en garde de certains de ses alliés européens – dont la Pologne – qui critiquaient ses projets de gazoduc Nord Stream 1 et 2, concoctés avec Moscou. Les gouvernements successifs les ont systématiquement balayées. Le 22 février, après la reconnaissance de l’indépendance des Républiques populaires de Donetsk et Lougansk, le chancelier Olaf Scholz a suspendu la mise en route de Nord Stream 2. Même si le gaz russe continue pour le moment d’alimenter les radiateurs des Européens, réduire la dépendance de l’Union envers Moscou est devenu une nécessité.
Symbole de ce coup de massue qui est tombé sur l’élite politique allemande, les déclarations de l’ancienne ministre de la Défense, et un temps dauphine d’Angela Merkel, Annegret Kramp-Karrenbauer. Quelques heures après l’attaque russe, elle s’est dite « en colère contre nous-mêmes pour notre échec historique ».
« Après la Géorgie, la Crimée et le Donbass nous n’avons rien préparé qui aurait vraiment dissuadé Poutine. Nous avons oublié [la règle qui veut que] la négociation vient toujours en premier, mais nous devons être suffisamment forts militairement pour que la non-négociation ne soit pas une option pour l’autre partie. »
Un aveu d’autant plus fort que l’ancienne patronne de la droite allemande a fait partie des responsables politiques réticents à l’idée de renforcer l’autonomie stratégique de l’Union.
Dans la même veine, le chef d’État-major de l’armée de terre allemande a reconnu dans un post publié sur LinkedIn que « la Bundeswehr […] est plus ou moins à sec. Les options que nous pouvons proposer aux politiques pour soutenir l’Otan sont extrêmement limitées ».
L’autonomie stratégique, acte II
Mais ce défaitisme n’est pas du goût de tous. Le Premier ministre polonais a déclaré à son arrive à Bruxelles jeudi en début de soirée que « si l’Europe veut être pertinente, et nous parlons là de l’autonomie stratégique de l’Europe, nous devons agir très très vite, sinon nous allons nous effondrer ».
Des propos qui font écho à ceux du commissaire français Thierry Breton. Dans un billet de blog publié le 24 février, il détaille les mesures prises par l’UE depuis le début de la pandémie du Covid-19 pour renforcer l’autonomie stratégique de l’Union : développement de la production de puces électroniques en Europe (relire notre article) ou l’identification précise des chaînes de valeurs jugées cruciales. Et ce, malgré les réticences persistantes d’une partie des responsables politiques des Etats (relire notre article).
C’est en effet avec la crise sanitaire mondiale du printemps 2020 que les Européens ont pris conscience de leur trop grande dépendance dans certains domaines comme les médicaments, les équipements de base ou les semi-conducteurs. Le sujet était encore débattu, alors que Kiev était sous les bombes, entre les ministres de l’Industrie des Vingt-Sept.
« En ces heures dramatiques pour l’Ukraine et pour l’Europe, il aurait pu paraître incongru de procéder à nos discussions comme si de rien n’était. Sauf que la réalité est tout autre. Nos discussions ont été l’illustration que l’Europe est en mesure de se doter d’outils forts au service de sa résilience et surtout de ses objectifs politiques et valeurs ».
Une approche qui correspond à celle des chefs d’État et de gouvernement. À la fin du sommet extraordinaire, après six heures d’échanges, le président du Conseil européen a reconnu qu’un des axes de discussions des dirigeants a été la nécessité de « développer une Europe qui soit plus souveraine ». La question d’une plus grande autonomie dans le domaine de l’énergie a particulièrement été évoquée. Charles Michel estime qu’il s’agit de l’enjeu majeur de sa génération.
« Nous devons couper le cordon de la dépendance énergétique avec la Russie », a déclaré la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen.
Principal partisan du développement de l’autonomie stratégique de l'UE, le président français a appuyé les propos du libéral belge. Emmanuel Macron estime que la crise actuelle démontre « le besoin d’accélérer » l’agenda européen sur le sujet. Pour lui, cela doit concerner les domaines de l’énergie, mais aussi de la défense et des technologies critiques.
La question est désormais de savoir comment les Européens vont mettre en musique cette réflexion commune. Comment elle va irriguer tout ou partie des politiques publiques et dossiers. Le sujet de l’autonomie stratégique, avant même la guerre en Ukraine, devait être discuté lors du sommet des 24 et 25 mars, sur la base de pistes de réflexion de la Commission européenne. Mais en parallèle, à l’occasion de la présidence française du Conseil de l’UE, Emmanuel Macron avait prévu de réunir les Vingt-Sept à Versailles, les 10 et 11 mars. Le sommet devait normalement avoir pour but d’ébaucher « le nouveau modèle européen » de l’après-Covid. Selon nos informations, l’agenda devrait être repensé pour s’adapter à la nouvelle donne.