18 novembre 1992. Au point du jour, après une longue nuit à ferrailler avec les communistes, le ministre du Budget cède la parole à Pierre Bérégovoy. La première partie du budget a été adoptée, ainsi qu’une quinzaine de budgets de ministères. « J’en déduis qu’il est possible de dialoguer avec le gouvernement de façon constructive dans un souci commun d’écoute et d’échange qu’on appelle le dialogue constructif. Mais je constate, en cette heure matinale, que certaines dispositions du projet de loi ne permettent pas un vote – comment dit-on déjà ? – globalement positif. » Le Premier ministre socialiste annonce déclencher le 49 alinéa 3. C’est la dernière fois que le mécanisme a été utilisé sur un projet de loi de finances.
Trente ans plus tard, le scénario va-t-il se répéter ? Le précédent de 1992 rappelle, à tout le moins, la marche à suivre. Lorsqu’il engage l’article 49 alinéa 3 de la Constitution, le chef du gouvernement dresse une liste de courses. Pierre Bérégovoy engage la responsabilité du gouvernement « pour l’adoption, en première lecture, des articles et amendements, dont j’ai fait tenir la liste à la présidence ». Et de citer, depuis le perchoir, les « articles 38, 39 et état B, 40 et état C, 41, 42, 43 et état D, 44, 45, 70 B, 71 nonies, 71 decies, 72, 72 ter, 72 quater, 79 bis, 80 bis, 83, 87, 88, 89, 89 bis de la deuxième partie du projet de loi de finances et […] de l’état A de la première partie dans la rédaction des amendements nos I à 22 du gouvernement en seconde délibération ».
C’est en effet sur un texte « neuf » que le gouvernement engage sa responsabilité. Il a ainsi le loisir de présenter « la version initiale du texte, telle que présentée en Conseil des ministres, de reprendre au choix certains amendements adoptés lors de la discussion parlementaire, voire des amendements ou des modifications qui n’ont pas été discutés au moment de dégainer l’article 49 alinéa 3 », rapporte le professeur de droit public Jean-François Kerléo. Qui ajoute : « Bref, il fait ce qu’il veut ! »
Édouard Philippe, lorsqu’il le déclenche sur le projet de loi réformant le système de retraite, le 29 février 2020, présente un texte « profondément enrichi » par environ 300 amendements émanant de tous les groupes, exceptés ceux déposés par La France insoumise. Même des dispositions écartées par l’Assemblée peuvent ainsi faire leur retour dans le texte déposé. Sur le PLF 2023, « nous allons pouvoir faire notre marché », anticipe une source au sein de l’exécutif.
Un calendrier à surveiller de près
La procédure est toutefois encadrée. Le recours au 49.3 nécessite au préalable une délibération en Conseil des ministres. Une simple discussion suffit, et nul besoin d’attendre la publication du compte rendu au Journal officiel pour lancer cette procédure.
Une fois que le gouvernement engage sa responsabilité dans l’hémicycle, « tout s’arrête », prévient la spécialiste de droit parlementaire Audrey de Montis. Les députés suspendent immédiatement leurs travaux pour vingt-quatre heures. C’est dans la limite de ce délai, prévu par l’article 155 du règlement de l’Assemblée, que peut être déposée une motion de censure par un dixième des députés (58). Si tel n’est pas le cas, le texte est considéré comme adopté et transmis au Sénat. En cas de dépôt de motion de censure, un nouveau délai minimal de quarante-huit heures est imposé, afin de faire retomber la pression, et le vote de cette motion est fixé par la Conférence des présidents de l’Assemblée. Seule la censure fait tomber le texte.
Le risque encouru est minime. Sur les 89 utilisations de l’article 49 al. 3 depuis 1958, 51 ont fait l’objet d’un dépôt d’une motion de censure… et aucune d’entre elles n’a été adoptée. Et pour cause : « Seuls les députés favorables à la motion de censure participent au scrutin », précise le règlement de l’Assemblée. Autrement dit, l’abstention vaut soutien au gouvernement, et il faut 289 députés pour censurer le gouvernement. Et si le RN a déjà annoncé qu’il était prêt à voter une motion de censure « d’où qu’elle vienne », La France insoumise ne votera pas motion de censure de l’extrême droite, a clairement expliqué Éric Coquerel, le 26 septembre. Interrogé sur le sujet, le 27 septembre dans les Echos, Olivier Marleix, président du groupe LR, a annoncé que son état d'esprit « n'est pas de nous associer à des gens qui spéculent sur l'effondrement du pays».
Le recours au 49.3 connaît toutefois quelques garde-fous. Ainsi, la révision constitutionnelle de 2008 a restreint son utilisation à un seul texte par session parlementaire. Cette limite ne vaut toutefois pas pour les textes budgétaires. À noter que le projet de loi de programmation des finances publiques pour 2023 – 2027, discuté en même temps que la première partie du projet de loi de finances, a le statut de loi ordinaire : le gouvernement court le risque de se retrouver en minorité sur le premier texte financier examiné cet automne.
Une autre règle vient aussi encadrer l’usage du 49 al. 3. Depuis une décision du Conseil constitutionnel du 24 décembre 1979, désormais gravée dans le marbre de la loi (article 42 de la Lolf), la première partie du projet de loi de finances doit être adoptée avant la seconde partie. De ce fait, le recours au 49 al. 3 devra être employé pour faire adopter la partie recette du PLF. Les juristes consultés par Bercy et le ministère des Relations avec le Parlement ont estimé que son utilisation, lors de la première partie du budget, n’empêcherait pas d’y recourir lors de l’examen de la deuxième partie du PLF.
5 x 49.3 = quinze jours sans siéger
Comme ce fut le cas en 1990, le gouvernement pourrait donc utiliser cinq fois le 49.3 lors de l’examen du projet de loi 2023 – en première lecture, en cas de nouvelle lecture si rejet de la commission mixte paritaire, puis lors de la lecture définitive – et donc se soumettre à cinq motions de censure… nécessitant chacune un délai minimum de soixante-douze heures. Soit 360 heures sans délibération. Ces délais sont un point de vigilance, côté exécutif, donc les conseillers ont les yeux rivés sur le calendrier.
Le budget doit être adopté en moins de soixante-dix jours, ordonne la Constitution. Le gouvernement Borne doit trouver un équilibre délicat : laisser la discussion s’engager pour ne pas envoyer le message d’un passage en force, mais sans prendre du retard sur l’examen du budget et du projet de loi de financement de la Sécurité sociale.
« Pour des raisons de principe, de symbole politique, les oppositions n’envisagent pas de voter le budget. Ça laisse peu de suspense sur l’issue, puisque nous avons une majorité relative », a acté le 25 septembre, dans Le JDD, le ministre des Comptes publics, Gabriel Attal, en première ligne sur le budget. « Le 49.3 fait partie des outils qui sont la Constitution », mais il ne faut l’employer qu’en cas d’« obstruction » du débat au Palais-Bourbon, répète depuis plusieurs semaines la présidente du groupe Renaissance Aurore Bergé, insistant sur le fait que des amendements pourront être retenus, avec ou sans 49.3.
Après les Dialogues de Bercy, la Causerie du Sénat ?
Selon nos informations, Bercy ne prévoit pas de l’employer dès le début de la discussion, comme avait pu le faire Dominique de Villepin pour faire passer le CPE. Une manœuvre contreproductive, à l’époque, qui avait cristallisé les oppositions et la mobilisation de la rue contre un passage en force. « Le recours au 49 al. 3 et un amendement sur les retraites changent la nature du débat parlementaire », prévient toutefois l’Insoumis David Guiraud.
Peut-être. Mais le recours au 49 al.3 n’empêche pas le dialogue. « La navette se poursuit, les discussions aussi », rappelle le constitutionnaliste Jean-Éric Gicquel. Ce dernier souligne que cet instrument ne permet pas à lui seul de faire adopter un texte. La recherche de compromis devra se poursuivre au Sénat, où le 49.3 n’existe pas. Il ne peut être engagé que devant l’Assemblée nationale, seule chambre à pouvoir renverser le gouvernement. « De fait, si le 49 alinéa 3 est rapidement engagé devant l’Assemblée, le Sénat pourrait encore voir son rôle renforcé. Des amendements écartés à l’Assemblée pourraient y être examinés », souligne un autre spécialiste de la Constitution, Julien Boudon. « Mais l’utilisation du 49.3 sur le budget à l’Assemblée pourrait tout aussi bien pousser le Sénat à le rejeter en bloc », note une source au sein de l’exécutif.
Il existe une alternative au 49.3. Si le budget n’est pas voté dans les soixante-dix jours, le gouvernement peut adopter le budget par ordonnances, prévoit l’article 45 de la loi organique relative aux lois de finances (Lolf). De la pure science-fiction, toutefois. Laisser la discussion budgétaire filer en octobre, novembre, décembre, en accumulant des amendements à plusieurs milliards et les défaites dans l’hémicycle peut devenir une situation à haut risque pour l’exécutif, surtout en période d’instabilité économique.