Laurent Burelle est inconnu hors de la presse économique, quand Geoffroy Roux de Bézieux est sur la voie de la célébrité de son prédécesseur Pierre Gattaz. Le code Afep-Medef est quasiment la seule exposition publique de l’Association française des entreprises privées, quand les représentants du Mouvement des entreprises de France sont reçus chaque semaine dans les médias et tiennent des universités d’été à l’instar des partis politiques.
Les deux organisations n'ont pas la même nature. Le Medef est une fédération de fédérations (d'entreprises et territoriales) et un syndicat patronal qui participe en tant que partenaire social aux négociations paritaires. L’Afep est une association loi 1901 qui représente les 120 plus grosses entreprises françaises. Mais toutes deux se retrouvent sur les textes de fiscalité (comme le budget) et de modernisation de l'économie.
Celle que personne ne comprend et celle que personne ne connaît
De l'élaboration de la position en interne au plaidoyer devant les décideurs politiques, Medef et Afep ne suivent pas les mêmes recettes et coopèrent assez peu, même s'ils se rencontrent mensuellement. Un même objectif global préside : limiter l'intervention de l'État dans la sphère économique.
"Un jour, j'appelle au bureau d'un parlementaire pour demander un rendez-vous et l'on me répond que le Medef a déjà été reçu. Ce n'était pas le cas, le collaborateur nous avait confondus avec l'Afep", se souvient un ancien de l'avenue Bosquet.
Dans les faits, sur un même sujet, l'Afep passe souvent avant le Medef. Grâce à sa structure légère, mais aussi à la convergence extrême entre les intérêts de ses adhérents. Avec sa petite trentaine d’employés – contre environ 200 salariés au Medef –, l’Afep s’appuie principalement sur les ressources internes de ses adhérents. Les correspondants généraux des entreprises – souvent les directeurs des affaires publiques ou les secrétaires généraux – se réunissent chaque mois sous la houlette du directeur général, François Soulmagnon, pour déterminer les sujets à traiter.
"Ils ont un rôle de sherpa pour leur entreprise", explique l’un d’entre eux.
Puis les groupes de travail, chapeautés par les directeurs de l’Afep, élaborent les positions, qui sont adoptées par le conseil d’administration – où siègent les P-DG et les DG. "Les gens sont très attachés à l'Afep, qui s'est construite avec un côté "service"", explique un ancien directeur.
A contrario, l’organisation interne du Medef est plus compliquée, même ceux qui y travaillent ont du mal à l'expliquer. De surcroît, elle est en train d’être profondément remaniée par le couple exécutif Geoffroy Roux de Bézieux-Patrick Martin (relire notre portrait). Les 14 commissions thématiques (auparavant 27, leur nombre vient d’être réduit pour faire gagner la structure en efficacité) rassemblent les personnes chargées des différents sujets au sein des fédérations membres et des Medef territoriaux. Elles se réunissent mensuellement, en formation élargie ou restreinte, pour débattre et adopter des positions. Les directions techniques appuient ces travaux, qui sont ensuite exposés à l’assemblée permanente et adoptés par le conseil exécutif. "Je passe plus de temps à m’informer en interne qu’à l’extérieur", avoue un permanent.
La construction des positions
« Nous sommes en mesure d’avoir un retour des adhérents en moins de 48 heures et de faire un chiffrage des mesures fiscales que même Bercy ne peut pas faire », se félicite un cadre de l’Afep.
Les "tricolonnes" (voir ci-dessous) offrent une synthèse claire des modifications que les membres se sont accordés à proposer sur un texte législatif.
Dire que l'Afep fait facilement front uni serait cependant trop simple. Le projet de création d'un "objet social de l'entreprise" dans le code civil est un bon contre-exemple. Il a divisé les 120 plus grosses entreprises membres de l'organisation. Danone et Veolia, qui craignent des OPA, ont soutenu l’idée pour dissuader d’éventuels investisseurs hostiles. Quand les autres membres de l’association et le Medef ont, de leur côté, fait un lobbying actif sur le projet de loi Pacte pour faire abandonner cette évolution trop risquée juridiquement, selon eux.
Le Medef est quant à lui un habitué des consensus difficiles. Fédération de fédérations, il n'est pas en contact direct avec les entreprises, mais avec un intermédiaire – qui a lui même dû accorder en interne des entreprises de tailles différentes d’un même secteur.
L’Afep, spécialiste des arcanes des institutions
Une fois sa position sur une disposition législative ou réglementaire établie, l’Afep déploie sa puissance de feu en direction des responsables politiques.
Ses cadres peuvent se prévaloir de bons réseaux. "Ils tapent haut, commente un ancien chef de cabinet à Bercy, plus haut que les simples conseillers techniques. Ils vont voir le directeur de cabinet, le ministre et les directeurs du Trésor."
Il suffit de regarder la composition du conseil d’administration de l’Afep pour comprendre l’influence de la structure. Ses membres illustrent le phénomène du pantouflage qui frappe l'administration française. À l’arrivée de Hollande au pouvoir, l’Afep n’a pas hésité à promouvoir un patron réputé "de gauche", Pierre Pringuet, pour s’assurer l’oreille du prince du moment.
"Nous remportons beaucoup de victoires pour nos adhérents, même si la plupart ne se voient pas, car il s’agit de sujets très techniques. Nous faisons sauter des amendements, par exemple", note un permanent de l’association.
Contourner les politiques, la tentation de l'Afep
Quitte à accorder au Parlement une place très faible dans leur stratégie d’influence. Le cas de la proposition de loi sur le devoir de vigilance des sociétés mères, portée par le député Dominique Potier, est emblématique (relire notre article). Une première mouture du texte est déposée en 2013 avant d’être enterrée deux ans plus tard, à la suite d’une motion de renvoi en commission sans remise à l’ordre du jour. "L’Afep a assez rapidement compris que nous avions une force de conviction sur le sujet, dès lors ils ont concentré leur force de frappe sur le gouvernement et le groupe. Il n’y a jamais eu d’intimidation ou de séduction avec nous, uniquement un dialogue franc et assumé", se souvient Dominique Potier.
"Selon les périodes, ils nous sollicitaient ou pas. On savait qu’ils voyaient Bercy, l’Élysée et Matignon en sous-main pour que le texte ne soit pas mis à l’ordre du jour, abonde une ex-collaboratrice parlementaire. Pendant les périodes où cela patinait, on n’avait plus de nouvelles".
Dominique Potier complète : "Ils étaient présents dans la rédaction de la proposition de loi à tous les étages. J’ai eu des pressions très fortes sur l’expression “mise en œuvre effective”. Le mot “effective” était capital pour permettre au juge de travailler. D’un coup, beaucoup de personnes sont venues me dire : “C’est un adjectif superficiel, superfétatoire. On aime bien les lois bien faites.”"
Quand le texte a été remis à l’ordre du jour, le député et ses soutiens ont tout fait pour qu'il ne soit pas vidé au profit de décrets.
Le circuit opaque de la rédaction des décrets est le terrain privilégié des deux lobbys. La rédaction de celui qui est adossé à l’article portant création du répertoire public des représentants dans la loi Sapin 2 est aussi un cas d’école. L’Afep et le Medef étaient à la table des négociations à Bercy pour écrire le texte d’application. Avec des arguments récurrents : risque de mise en péril des activités des entreprises, rejet de l’empreinte législative, inefficacité supposée du dispositif…
Des arguments qui n’ont pas suffi pour d’autres débats, qui se sont soldés par la défaite des organisations. L’Afep a vainement lutté pour empêcher l’entrée de l’action de groupe dans le droit français, par la loi Hamon en 2014. Les lobbys patronaux avaient longtemps réussi à surseoir à la mise en place de cette mesure : Jacques Chirac s’y était essayé en 2005 et 2007, tout comme Nicolas Sarkozy en 2012.
Le retour des corps intermédiaires, la chance du Medef ?
Les problématiques propres à l’Afep sont en train de passer au second plan avec la crise des Gilets jaunes.
Partenaire social du gouvernement, le Medef joue en revanche sur deux tableaux. Il a son rond de serviette au ministère du Travail, qui peut servir quand il s’agit de parler fiscalité à Bercy. C’est l’allié naturel d’un exécutif pro entreprise – comme s’assume celui d’Emmanuel Macron – dans les négociations syndicales.
Quand il suspend avec fracas sa participation aux négociations sur l’assurance chômage, comme il l’a fait ce 28 janvier, le Medef sait qu’il joue peut-être les équilibres du projet de loi de finances rectificative destiné à compenser les mesures en faveur des Gilets jaunes. Et le gouvernement n’ignore pas non plus que les vases sont communicants. Le retour en grâce du dialogue social et des corps intermédiaires est une opportunité pour le Medef.
Combiné à la réorganisation que Roux de Bézieux et Martin opèrent, il peut signer une démultiplication de son efficacité.