L’exécutif européen a-t-il, sans le vouloir, ouvert un gouffre métaphysique sous ses pieds ? Les débats suscités par la stratégie sur les produits chimiques, censée faire advenir un « environnement exempt de substances toxiques », dépassent en tout cas, et de loin, les cénacles de juristes et les revues de toxicologie.
Car la Commission a niché dans le texte une expression sans valeur juridique claire, ni même scientifique, celle d’utilisation « essentielle » pour la société. Cette appellation permettra à certaines « substances chimiques particulièrement nocives » d’échapper à une interdiction de mise sur le marché. Une règle valable notamment pour les perturbateurs endocriniens en général et les substances per et polyfluoroalkylées – les PFAS, omniprésents dans les objets de la vie courante et connus à la fois pour leurs effets potentiellement délétères sur la santé et leur persistance dans l’environnement.
Pour les industriels, les conséquences à venir de ces débats sémantiques sont donc considérables. La stratégie est une chose, mais « c’est maintenant que tout se joue », selon un lobbyiste à Bruxelles.
Considérations générales
La stratégie n’en dit pas beaucoup plus sur le sens que la Commission souhaite donner à la formule, si ce n’est que « les critères relatifs aux utilisations essentielles de ces substances chimiques devront être soigneusement définis afin de garantir leur application cohérente dans l’ensemble de la législation de l’UE ».
Quand on l’interroge, le commissaire à l’Environnement, Virginijus Sinkevicius, s’en tient à des considérations générales. « Nous devons aider l’industrie à poursuivre l’innovation et nous devons faire tout notre possible pour protéger l’environnement et nos ressortissants », répond-il à Contexte.
Il faut lire le sous-texte pour mieux saisir les enjeux. Selon le verdict final, les « usages essentiels » seront un moyen de bannir pas à pas les substances dangereuses – c’est ainsi que le chimiste suédois Ian Cousins, spécialiste des PFAS, voit les choses dans un article académique de 2019, à l’origine de l’émergence de cette idée dans le débat récent. Ou, au contraire, un sésame facilitant les exemptions.
« Une décision éminemment politique »
Voilà pour la théorie. La Commission doit désormais imaginer des critères permettant, en pratique, de faire la part entre l’essentiel et l’accessoire. Vaste sujet : la grille de lecture retenue au bout du compte devra permettre d’évaluer une liste sans fin d’usages pour une myriade de produits, tant la chimie a colonisé tous les domaines de l’existence. Tel dérivé du chrome aux vertus anticorrosives, tel pigment utilisé par l’industrie textile, tel produit permettant d’améliorer l’étanchéité d’un vêtement, tel métal utile à la filière spatiale offrent-ils des services « essentiels » à la société ?
Un consensus semble se dégager autour de l’idée que les utilisations médicales et celles mises au service de la transition écologique, par exemple, passeront les tests avec succès et que celles purement esthétiques seront refoulées. Mais les zones grises sont nombreuses.
Natacha Cingotti, de l’ONG HEAL, prend cet exemple : à première vue, une encre de tatouage a tout l’air d’un luxe dispensable, mais, dès lors qu’elle aide des patients à se reconstruire après une opération chirurgicale, son usage change-t-il de nature ?
« Le caractère essentiel d’un usage est une décision éminemment politique », aux yeux du directeur de l’Agence européenne des produits chimiques (Echa), Bjorn Hansen, joint par Contexte. « Je suis confiant sur le fait que ça marchera […], mais ça demande de bien être conscient que c’est un débat très compliqué », ajoute le patron de l’Echa, qui se dit prêt à offrir l’expertise scientifique de ses équipes pour éclairer les réflexions en haut lieu.
Base de travail
La notion d’« usages essentiels » ne tombe pas de nulle part. Elle apparaît dans le Protocole de Montréal, l’accord international, signé en 1987, visant à stopper les émissions néfastes pour la couche d’ozone.
Voici la définition, arrêtée en 1992 : une substance est considérée comme essentielle si « elle est nécessaire pour la santé, la sécurité ou primordiale pour le fonctionnement de la société (en tenant compte des aspects culturels et intellectuels) » et « s’il n’existe pas de solution de remplacement techniquement et économiquement viable, acceptable du point de vue de l’environnement et de la santé ».
Une formulation un brin nébuleuse qui a malgré tout permis d’encadrer l’usage des substances accusées d’abîmer la stratosphère, les chlorofluorocarbures (CFC) au premier chef.
Mais les travaux de la Commission portent sur la totalité des produits chimiques, « un champ d’application […] beaucoup plus large que l’éventail spécifique » du texte de Montréal, peut-on lire dans une note de bas de page de la stratégie. Le protocole est donc une base de travail, pas plus.
L’exécutif a commencé, dès novembre 2020, à sonder les États membres, les représentants de l’industrie et les ONG par le biais d’une consultation écrite menée dans le cadre du Caracal, un groupe de travail placé sous la double tutelle des directions de l’Environnement (Envi) et des Entreprises (Grow) de la Commission.
Vingt-neuf réponses lui sont parvenues, en provenance de sept pays membres, dont la France (voir ci-contre), l’Allemagne et les Pays-Bas, du Cefic (le principal lobby de la chimie à Bruxelles) ou d’Eurométaux, d’ONG telles que ClientEarth et HEAL, mais aussi des patronats américain et japonais.
Dans sa note, datée du 25 janvier, le ministère français de la Transition écologique donne sa vision de la notion, qui « doit aider à accélérer le processus de décision permettant de bannir les substances les plus dangereuses ». « Il faut trouver le bon niveau de définition/critère/méthode pour éviter des discussions interminables », est-il écrit. La France prône une application fluctuante dans le temps, car « un usage initialement considéré comme non essentiel devient souvent essentiel une fois qu’il a été acquis et est considéré comme tel ». Un « mécanisme de révision » s’impose donc pour suivre l’évolution des usages. La « charge de la preuve » doit reposer sur les industriels, juge également le gouvernement français.
La Commission admet la « complexité » du sujet
« Le grand nombre de commentaires reçus témoigne de l’intérêt important que suscite ce concept et de l’impact qu’il peut avoir, mais aussi de la complexité que sa mise en œuvre peut induire », admet la Commission dans une note remise aux membres du Caracal, le 3 mars dernier. « Les retours soulignent aussi que le concept soulève des questions complexes sur les plans tant technique que politique. »
Pour le reste, la Commission n’a rien dévoilé de la marche à suivre. Seule une étude a été annoncée. Elle visera à « poursuivre, entre autres, l’analyse juridique, à évaluer de possibles critères, le champ d’application et les options politiques », a fait savoir la Commission, sans dire à qui cette étude serait confiée ni à quelle échéance elle serait publiée.
« C’est frustrant », soupire une lobbyiste, impatiente de savoir de quel côté tombera la pièce. Le flou est tel qu’un membre du Caracal soupçonne la Commission de naviguer à vue, sans idée claire des prochaines étapes. Une autre salue au contraire la méthode, qui consiste à recueillir l’avis des acteurs avant de passer à la rédaction.
« Atterrir dans le monde concret »
L’exécutif n’a pourtant pas l’éternité devant lui. Les États membres l’ont bien fait comprendre dans leur réponse à la stratégie, en voie d’adoption.
Dans ce document, le Conseil de l’UE approuve les grandes lignes tracées en octobre, mais « souligne que le concept d’“usages essentiels” est un élément clé de la mise en œuvre de la stratégie sur les produits chimiques, qui fera l’objet d’une attention prioritaire afin de le rendre opérationnel sans délais excessifs ». Les trois moutures successives consultées par Contexte contiennent la même exigence, signe qu’il n’y a pas eu débat sur le sujet entre pays membres.
Même attente chez les industriels. « Un concept comme celui-ci doit être défini très vite, c’est une priorité si nous voulons atterrir dans le monde concret », a jugé Sylvie Lemoine, directrice exécutive « gestion de produits » au Cefic, lors d’un séminaire organisé le 1ᵉʳ mars.
Avant d’égrener un chapelet de questions traduisant le « trouble » de ses pairs : « Quel est le but de ce nouveau concept ? […] S’applique-t-il seulement aux produits de consommation ? […] Qui assumera la responsabilité ? Des comités scientifiques ? Des politiciens ? Des régulateurs ? Des philosophes ? » Autant d’interrogations posées aux services de la Commission. Relevé des dissertations dans quelques mois.