Que vous inspire le lien fait par certains, notamment dans les manifestations, entre réforme des retraites et transition écologique ?
J’ai l’impression qu’il y a une convergence des militances, qu’incarne par exemple le Pacte du pouvoir de vivre [relire notre article].
Plusieurs idées s’agrègent : d’abord que le réchauffement climatique a déjà des impacts, et que ça serait bien d’envisager comment la population est protégée. On parle beaucoup de pénibilité, mais être ouvrier et couler de l’asphalte à 35 °C plutôt qu’à 25 °C, ce n’est pas la même chose… Outre le fait que vous vieillirez moins bien, vous cotiserez moins. De fait, ces interactions entre risques et protection sociale ne sont pas assez regardées.
Ensuite, il y a l’idée qui monte qu’il faut de la sobriété, voire de la décroissance, notamment des activités matérielles, pour évoluer vers quelque chose de différent du système productiviste issu des Trente Glorieuses.
Puis, il y a la perspective d’élargir la base de financement à d’autres sources que les trois seuls leviers paramétriques identifiés par le Conseil d’orientation des retraites – hausse des cotisations sociales, allongement de la durée de cotisation ou baisse des prestations de retraite.
Avec, derrière, une revendication de redistribution basée sur l’idée un peu caricaturale que les riches polluent plus. En moyenne, les plus riches consomment plus d’énergies fossiles que les autres classes, mais en fait, à tous les niveaux de revenus, il y a des hétérogénéités qui sont très grandes, on l’a vu avec les Gilets jaunes. Sortir des énergies fossiles ne va pas impliquer juste la contribution des plus riches. C’est en tout cas le sens de la demande à augmenter les impôts des plus riches, ou du rappel que l’ISF a été supprimé. La création de recettes par la hausse de la fiscalité écologique, en renchérissant le prix des énergies fossiles, qui ont un impact sur l’environnement, la qualité de l’air, etc., pourrait contribuer au financement de la protection sociale.
La réforme des retraites et la transition écologique posent donc la question d’une réforme fiscale d’ensemble, c’est un des points importants du débat. Mais plusieurs visions s’opposent.
Quel est le lien entre système productiviste et financement des retraites ?
Une vision de ce lien avait été rappelée par Emmanuel Macron, lors de sa réponse aux membres de la Convention citoyenne pour le climat, pour justifier la difficulté à moins produire.
Les retraites, comme les risques salariaux, sont assises en grande partie sur la masse salariale, avec les cotisations sociales. Il y a donc deux façons de financer le système de retraite : soit en augmentant ces prélèvements, soit avec plus de croissance, plus de masse salariale, d’emploi, d’activité, donc plus de richesses produites et un prélèvement moindre sur les salaires. Le raisonnement, c’est que la deuxième option est moins indolore que de prélever plus sur les salaires.
De là vient cette vision de l’économie qu’avec la mondialisation, il faut maîtriser les coûts de production des entreprises. Il ne faut pas qu’ils explosent trop, sous peine d’être défavorisés par rapport à nos concurrents, ou de désinciter les entreprises à produire, parce que cela coûte trop cher.
Le terme « charges sociales » est peut-être un peu péjoratif, mais elles pèsent sur le coût du travail, donc les coûts de production, les embauches et l’activité économique.
Que penser de ce questionnement du modèle économique actuel ?
Il y a un débat sur la sobriété, sur les activités futures sur lesquelles se positionner, sur la transformation de l’économie de nos systèmes productifs, de consommation et de localisation. En fait, sur ce qui définit notre mode de développement.
Il y a peut-être une intuition, dans ce sens-là, de la part de personnes qui écrivent sur la décroissance, mais c’est plus une critique associée de pistes, comme la réduction du temps de travail.
Simplement, je n’ai pas vu la démonstration de la façon dont un modèle alternatif financerait les retraites tout en sortant des énergies fossiles. C’est peut-être possible, mais l’analyse n’a pas été faite à des niveaux de publication très élevés.
Si vous réduisez l’activité, il faut quand même qu’il y ait des revenus qui viennent d’ailleurs – services, ou autres – pour financer le système de protection sociale.
Changer le contenu de notre mode de développement sera nécessaire pour l’environnement, mais cela aura aussi des impacts induits sur l’économie et puis, potentiellement, sur la capacité à financer la protection sociale.
La fiscalité écologique peut-elle financer le système des retraites ?
En 2009, j’ai essayé de lier ces questions-là avec le fait que le débat sur les retraites était très paramétrique, sans analyse macroéconomique – c’est-à-dire sans prendre en compte les effets sur les salaires, l’emploi, les coûts de production, la demande intérieure, l’investissement…
Alors que si on veut comparer des réformes qui atteignent dans le même temps nos objectifs environnementaux et de financement de notre protection sociale, il faut évaluer les effets qu’elles auront sur l’économie dans leur ensemble.
Si on renchérit les énergies fossiles, d’une part, on va avoir moins besoin d’équilibrer notre balance commerciale, donc avoir moins besoin d’exporter des biens matériels, donc la question de la compétitivité ou de la pression à la baisse sur les salaires pourra être moins forte. D’autre part, avoir une fiscalité qui repose plus sur les énergies importées fossiles que sur le travail permet d’avoir des prélèvements reposant sur d’autres formes de revenus – de rente immobilière, financière…
Ce mécanisme de substitution fiscale permet de libérer des revenus pour les salariés pour financer la protection sociale en faisant contribuer des revenus non salariaux.
Ne s’agit-il pas que d’une simple optimisation du système, à la marge ?
La fiscalité écologique ne va pas financer toute la protection sociale. Il faut bien que les revenus des salariés, toute la valeur ajoutée (revenus, profits…) contribue. C’était déjà l’idée, en faisant contribuer la CSG au financement de la protection sociale [sous Michel Rocard, en 1991].
En revanche, il ne s’agit pas d’une modification à la marge. Les transformations qu’implique la sortie des énergies fossiles, sur lesquelles sont assis nos systèmes de production, sont majeures.
Comment expliquez-vous qu’en matière de transition écologique, l’exécutif ait eu besoin de susciter de l’adhésion populaire en instaurant la Convention citoyenne pour le climat, mais qu’il ne l’ait pas fait avec la réforme des retraites ?
Il y a quand même le Conseil d’orientation des retraites [COR], au nom duquel tout le monde parle, et qui a le mérite d’exister. S’il n’y avait pas ça, le débat serait encore plus flou et moins objectivé.
Le COR dispose d’un cadrage analytique, et qui doit évoluer. Mais, en même temps, je trouve plutôt de bonne pratique que cette instance analyse la question des retraites avec les différentes parties prenantes, de manière scientifique, où tout le monde regarde avec bonne volonté des données de connaissance concrètes et objectivables avant de se lancer dans des négociations et détailler les alternatives possibles.
Il faudrait une telle instance sur l’articulation des différents objectifs sociaux, économiques, écologiques et de pilotage des finances publiques, sans créer un nouveau « Haut Conseil » de quelque chose ! Il s’agit plus d’une démarche de conciliation entre objectifs sociaux, écologiques et économiques, qui se retrouve dans toutes les politiques publiques. C’est pour cela que c’est compliqué…
Pourquoi ces interactions ne sont-elles pas faites ?
C’est une bonne question, parce que cela fait quinze ans que mes travaux soulignent le besoin de lier ces sujets…
Il y a, d’une part, la complexité réelle de ces choses-là. Les cotisations sociales, gérées par les partenaires sociaux, sont différentes de la fiscalité, gérée par l’État. Il y a bien deux projets de loi de finances, l’une générale et l’autre de protection sociale. Élargir l’assiette, par exemple avec un impôt climatique, remettrait en cause des compromis, ce qui rend difficile ce sujet.
En matière de recherche par exemple, on devient spécialiste en se spécialisant et on a une reconnaissance académique en faisant des travaux qui s’insèrent bien dans un champ d’analyse précis. La pluridisciplinarité est donc assez compliquée à gérer. Des grands prix Nobel se permettent de le faire une fois qu’ils sont complètement installés.
D’autre part, il y a un enjeu du côté de l’organisation institutionnelle, des formations, et même, de la culture intellectuelle. Les gens qui ont travaillé dans le domaine de la protection sociale se sont formés avec les outils, le cadre de pensée de cette protection sociale et sont très loin des questions énergétiques.
Inversement, les personnes qui traitent des questions énergétiques sont loin de la protection sociale, et les liens entre les deux ne sont pas complètement évidents… Historiquement, on pouvait se contenter de séparer les choses, et puis peut-être qu’on les avait améliorées sous l’angle « un problème, un objectif ».
Ce sont ces explications de sociologie des organisations qui sont au cœur de ce cloisonnement. Il faudrait un peu décloisonner les sujets, qu’il y ait une vraie réflexion collective sur l’évolution des finances publiques, de manière à concilier ces différents objectifs, ce qui suppose des compromis et des arbitrages, et pas juste un consensus.