Le 28 février, à l’hôtel de la Région Sud (ne dites surtout plus Provence-Alpes-Côte d’Azur, au risque de provoquer l’ire de ses occupants), le ministre de l’Industrie et de l’Énergie du moment, Marc Ferracci, achève une visite officielle par un événement sur la décarbonation de l’économie du territoire.
Aux côtés du président de Région Renaissance, Renaud Muselier, le représentant de l’État est venu affirmer son soutien au développement industriel de la zone de Fos-sur-Mer et de l’étang de Berre. Plus encore, il affirme être « très en soutien » du projet de ligne aérienne à très haute tension, « essentiel » à la transformation du site et à la transition du pays, un dessein en butte à une vive opposition locale et des contestations environnementales.
Le projet doit permettre de tirer d’ici trois ans une ligne sur 65 kilomètres, portée par 180 pylônes (un tous les trois cents mètres) d’environ 50 mètres de haut (l’équivalent de l’Arc de Triomphe à Paris), et qui peuvent atteindre 90 mètres, pour acheminer jusqu’à 4 GW d’électricité entre Jonquières-Saint-Vincent (Gard) et la zone industrialo-portuaire de Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône), plus au sud.
Gage de l’État
Si Marc Ferracci dit aussi vouloir « tenir compte des enjeux d’acceptabilité sociale » et « faire vivre le débat », l’objectif de sa prise de parole est clair : ne pas trembler sur ce projet d’infrastructure, qui doit apporter le volume d’électricité nécessaire à la sortie de terre de plusieurs projets industriels « verts » et à la décarbonation de la zone.
Dans un contexte d’instabilité politique, de chamboulement géopolitique et de morosité de l’économie européenne, les entreprises attendent des engagements de l’État. Le jour même, une alliance sur l’industrie lourde entre plusieurs pays européens était d’ailleurs nouée à Bercy et, la veille, la Commission européenne présentait son plan pour soutenir la compétitivité d’une industrie européenne « propre ».
Le ministre veut écarter le doute. Car, depuis plusieurs mois, les voix s’élèvent contre cette connexion par les airs.

Le lieu idéal et le pire endroit
« Nous aussi, on la veut, cette putain de ligne. »
Jean-Luc Moya est le porte-parole du collectif d’opposants Stop THT 13/30. « On veut que ces industries créent des richesses sur le territoire. Que ces gens mangent dans nos restos, viennent en Camargue, que la France soit compétitive et qu’on continue à produire de l’acier. Mais on veut que cette ligne soit enterrée, dans un schéma global cohérent. Pas sur le modèle des années 1970, où l’État passait envers et contre tous. »
L’opposition, au fil du temps, a pris de l’ampleur, en réunissant une très grande diversité d’acteurs : l’ancienne ministre de la Culture d’Édouard Philippe Françoise Nyssen, des gestionnaires d’espaces naturels, comme la réserve nationale de Camargue ou le parc naturel régional des Alpilles, des cavistes, des domaines, des offices du tourisme, des politiques, des associations environnementales, bien sûr, la FNSEA. Une pétition, lancée en février 2024, a été signée par plus de 36 000 personnes.
Car la région de Fos est à la fois le lieu idéal et le pire endroit pour développer un complexe industriel.
Le lieu idéal, car son golfe, dans l’axe du Rhône et ouvert sur la Méditerranée, offre des caractéristiques exceptionnelles pour accueillir les plus gros cargos du monde. Les minerais et autres matières premières affluent déjà en son port, le premier du pays. L’industrie y a tissé son réseau, la logistique et le bal des cargaisons sont rodés. Surtout, le foncier y est disponible en masse et l’environnement, déjà sacrifié il y a de nombreuses années.
Ce sont les nombreux avantages du site qui l’ont notamment emporté dans le choix de GravitHy d’y installer son futur site de production de fer préréduit (DRI, en anglais) à partir d’hydrogène, aux besoins gigantesques de place (75 hectares) et d’électricité (1,15 GW, soit un quart de ce que pourra fournir la future ligne THT).
« Il n’y a pas beaucoup d’endroits en France et en Europe où on pourrait installer notre site. Les Pays-Bas, par exemple, n’ont pas la capacité de répondre à nos besoins d’électricité. Et les derniers appels d’offres au Havre pour du foncier portait sur 60 hectares, ce n’est pas assez pour nous », témoigne le PDG de GravitHy, José Noldin.

Le lieu idéal donc, mais aussi le pire endroit, car les infrastructures y sont étroites. Promis à un grand avenir dans les années 1960, le développement du site de Fos-sur-Mer a été coupé dans son envol avec les chocs pétroliers des années 1970. Depuis, son aménagement est resté imparfait, avec ses deux routes nationales, deux fois deux voies, et un maillage du réseau électrique insuffisant.
Avec les nouvelles ambitions de « réindustrialisation » et de « décarbonation » de la zone, l’État veut redimensionner ces réseaux. Et l’électricité y tient une place centrale. Alors, depuis 2023, RTE a engagé les travaux de conception de cette nouvelle ligne à très haute tension, censée doubler la capacité du réseau de la région.
Mais voilà : le site est entouré d’espaces naturels protégés. À l’ouest, il est bordé par le parc régional de Camargue, réserve exceptionnelle de zones humides, où il fut un temps envisagé d’implanter un parc national. À l’est, la réserve naturelle des Coussouls de Crau. Et, au nord, toute une série de zones Natura 2000. Aux considérations environnementales s’ajoutent celles des terres agricoles qui seront traversées, et des paysages, dans un pays où le tourisme tient une partie de l’économie.
(Très hautes) tensions politiques entre le nord et le sud
Résultat : « C’est le match de foot. L’équipe [de] de Carolis, d’un côté, et l’équipe de Muselier et de Raimondi, de l’autre », résume Jean-Luc Moya (Stop THT 13/30). Patrick de Carolis (Horizons), présentateur de télévision vedette du début des années 2000, ex-PDG de France Télévisions, devenu maire d’Arles. L’homme, qui est aussi le président de la métropole, mène la fronde contre le projet. La ligne doit traverser les franges de sa commune à l’ouest.
Avec lui, le député RN arlésien Emmanuel Taché de La Pagerie, qui en a fait un argument de campagne pour sa réélection en 2024, et plusieurs autres édiles locaux, les maires aux diverses étiquettes politiques de Beaucaire, de Bellegarde, Saint-Martin-de-Crau, Fourques, rejettent le projet.
Le pays d’Arles et le territoire gardois, au nord, opposés à la métropole de Marseille et aux communes de Fos-sur-Mer et d’Istres, au sud, dont les deux maires aux étiquettes de gauche (René Raimondi et François Bernardini) poussent pour que les choses se fassent. D’un côté, une économie rurale, aux terres planes, tirée par l’agriculture, le tourisme et les petites et moyennes entreprises, et de l’autre, un cluster industrialo-portuaire, avec ses grands noms et ses multinationales, ArcelorMittal, Kem One, TotalEnergies, aux emplois délocalisables.
Le tout sur fond d’élections municipales en 2026, tandis que le RN a gagné pour la première fois en juillet 2024 l’ensemble des circonscriptions du Gard et plus de la moitié de celles des Bouches-du-Rhône.

Pour Jean-Luc Moya, « il y a dans ce débat une confrontation qui me dérange : à Fos, les industries qui polluent, et à la Camargue, les boueux à cheval. Comme si l’un crée de la richesse et l’autre ne sert à rien. Or, les emplois entre les deux territoires sont similaires, entre 40 et 45 000. On ne peut pas sacrifier une économie pour une autre. Des pylônes de 80 m de haut auront des impacts touristiques et paysagers monstrueux pour le pays d’Arles ».
Pierre Dharréville, aussi, aurait aimé dépasser ce clivage : « L’argument de dire que l’on fait ça uniquement pour Fos, non. Venez un jour à la porte des usines, et regardez les plaques d’immatriculation. Tous n’habitent pas à Fos et à Martigues. » L’ex-député communiste des Bouches-du-Rhône a œuvré jusqu’à sa défaite, en juillet 2024, en faveur de la décarbonation et l’installation de nouvelles industries. « Et les populations locales sont aussi concernées par l’enjeu national, et planétaire. Il y a un besoin d’alimentation électrique. Laquelle ? On peut en discuter. » Nouvellement élu, Emmanuel Fouquart (RN), son successeur à l’Assemblée, est, lui, resté sourd à nos sollicitations.
Projet A contre projet B
Discuter d’une autre option, c’est ce que les opposants se sont attelés à faire. La nécessité d’électrifier la zone est à peu près partagée par tous : bassin historique des hydrocarbures, de la sidérurgie et de la chimie, Fos-sur-Mer est, avec Dunkerque, l’une des deux zones industrielles les plus émettrices de CO₂ de France. La zone est aussi en première ligne des enjeux de souveraineté nationale, dans un contexte géopolitique qui se tend, et l’émergence d’une industrie tricolore « verte ». Une dizaine de projets de gigafactory de panneaux solaires, d’acier décarboné et d’hydrogène vert sont censés s’y développer dans les cinq prochaines années.
En avril 2024, un contre-projet est dévoilé, puis renforcé en décembre. L’idée d’alimenter Fos-sur-Mer avec deux lignes de 2 GW enterrées, en délocalisant la production d’hydrogène et en l’acheminant via hydrogénoduc est lancée. « C’est plus long, plus coûteux, mais plus intelligent. C’est de dire : soit je vous ampute la jambe pour 50 balles, soit le prix de la scie, soit je vous fais de la rééducation, mais ça coûte 50 euros pendant trois ans », défend Jean-Luc Moya.

Cette solution de rechange, RTE l’a étudiée, et y a répondu en la rejetant. « C’est 3 milliards d’euros, au lieu de 300 millions, pour un service qui ne sera pas le même », explique un artisan du projet. Elle ne semble pas beaucoup convaincre les acteurs économiques non plus. En dépit du soutien déjà affiché par le ministre Marc Ferracci à la ligne aérienne, l’État s’est engagé cet automne à étudier la solution à deux lignes. Centrale Supélec a été missionnée et les travaux sont toujours en cours.
Un débat de zone pour dézoomer
Entre les pro-ligne aérienne et les opposants, la joute est frontale. Comment, alors, sortir de cette confrontation binaire ? Ou plutôt, comment installer le projet aérien dans le paysage et les opinions sans risquer de braquer une population déjà à cran ?
Les concertations menées par RTE de novembre 2023 à avril 2024 n’ont pas suffi à apaiser les esprits. « Une verticalité totale », dénonce Jean-Luc Moya. Le gestionnaire d’infrastructures a pourtant bien pris des mesures pour répondre aux doléances : enfouissement de lignes moins puissantes pour chaque kilomètre de ligne THT créée, choix d’un fuseau de « moindre impact », évitant le cœur de la ville d’Arles et les zones de protection les plus sensibles, dédommagement des agriculteurs, comités de suivi… las… C’est la raison d’être même de la ligne qui est en jeu.
« Si on veut faire de l’industrie à Fos, il va falloir trouver un moyen de faire passer la ligne », explique une source proche du dossier.
En septembre 2024, au même moment où il valide une fourchette géographique assez précise où passera la ligne, le préfet de Région, Christophe Mirmand, devenu depuis dircab de Manuel Valls aux Outre-mer, accède aux demandes des opposants, dont l’organisation d’un débat public. Il va débuter le 2 avril, et se tenir pendant trois mois.
Jugé trop chronophage, cet exercice de démocratie participative revient en grâce, moins d’un an après l’adoption de la loi industrie verte, qui l’avait rendu facultatif pour un projet comme celui porté par RTE. Il a l’avantage de faire intervenir un acteur tiers, hors du jeu : la Commission nationale du débat public (CNDP).
Avec les milliers d’emplois nouveaux, promis par les pouvoirs publics, d’autres questions se posent : quels risques industriels, quelles pollutions quelles infrastructures ? Et puis, qui va payer quoi ?
« Dans le monde de l’énergie, les gens regardent la ligne. Mais de la concertation spécifique à notre projet, terminée en 2024, il est ressorti que ce que les gens ne veulent pas, ce sont des bouchons », explique-t-on chez GravitHy.
Ce débat, dit « de zone », inédit dans le format, car introduit par la loi en octobre 2023, et facultatif, portera donc sur l’ensemble du territoire de Fos-sur-Mer et de l’étang de Berre et sur la « vocation » que veut lui donner l’État. Au total, « c’est l’avenir d’une quarantaine de projets industriels qui sera soumis au public ». Et, quelque part parmi eux, se trouve la ligne THT aérienne, non plus prise isolément, mais inscrite dans un tout.
Seulement voilà, le 28 février, le ministre de l’Énergie a donné un gage à ceux qui attendent cette ligne. Quitte à enjamber cette étape, censée ouvrir une « parenthèse » de dialogue entre les différentes parties prenantes sur l’avenir du territoire.
« En théorie, ce qu’on recommande est de suspendre les décisions le temps du débat. Mais la CNDP n’a aucun moyen coercitif sur le fait de respecter ou pas la démocratie », commente Audrey Richard, garante de la CNDP et présidente de ce débat global.
Auprès de Contexte, RTE affirme qu’aucune demande de déclaration d’utilité publique, acte – attaquable – pris par décret qui permet de reconnaître l’intérêt général du projet et installer des servitudes sur le foncier, ne sera déposée avant fin 2025 et, donc, la fin du débat. Ce qui n’empêche pas le gestionnaire d’infrastructures d’avancer. Car le temps presse : « On va continuer à instruire, car si on attend que tout ça se fasse, les usines arrivent en 2035 », explique une source interne.
Les mauvais plans de l’État
« Dans l’idéal, il aurait fallu avoir ce débat de zone il y a cinq ans, avant que les projets ne se fassent, pour savoir comment on avance. Même si on participera activement. » Comme Alice Vieillefosse, précédemment haute fonctionnaire, devenue directrice de la croissance de GravitHy, nombreux sont les interlocuteurs qui pointent le manque d’anticipation de l’État. Une évidence aujourd’hui, qui a échappé à la puissance publique.
« L’un des drames qu’on a dans nos consultations en France, c’est le fait que les procédures sont obsolètes. Elles exigent aussi qu’un projet soit déjà écrit. Or, un projet, c’est clivant », analyse Olivier Lluansi, interrogé par Contexte.
Cet ingénieur, ancien dirigeant de RTE, consultant et enseignant à l’École des mines de Paris, a été le conseiller sur l’industrie et l’énergie de François Hollande à l’Élysée. À l’automne 2023, il a été chargé par le gouvernement de mener une mission sur la réindustrialisation de la France d’ici 2035. « On ne peut pas réindustrialiser sans avoir un dialogue territorial d’acceptabilité. Et, en général, ça se passe mieux quand on est en amont du projet. »
Et, aujourd’hui, le temps presse pour ceux qui veulent voir cette ligne émerger. Dès cette année pour Carbon (une gigafactory de panneaux solaires), et à partir de 2026 pour GravitHy, H2V et, avec eux, de nombreux autres projets atteindront l’étape fatidique de la décision finale d’investissement. Les doutes devront être levés d’ici là, au risque de voir reculer les investisseurs et, d’un même élan, les projets. Même si construire une ligne THT à partir d’intentions d’investir constitue aussi un pari.
L’équilibre économique de certains de ces projets, à commencer par celui de GravitHy, reste à démontrer, tout comme la maturité de la filière hydrogène. « Les industriels se posent beaucoup de questions sur la décarbonation en Europe. Il y a pas mal d’attentisme sur les conditions de marché », explique le directeur général de H2V, Alexis Martinez. Quant à l’aciériste ArcelorMittal, détenteur des deux sites les plus émetteurs de CO₂ et les plus polluants de France, à Dunkerque et à Fos, ses investissements dans des fours électriques pour remplacer ses deux hauts-fourneaux ont été mis en pause. Crise du secteur oblige.
Le long combat juridique qui menace
Pour les opposants, il y a deux manières de stopper un tel projet. La première est juridique. L’exemple récent de l’annulation de l’A69 a prouvé que de telles décisions, bien que rares, sont possibles. En 2006, une décision fondamentale du Conseil d’État portait sur l’annulation de la déclaration d’utilité publique d’une ligne à très haute tension dans les gorges du Verdon, en raison de l’atteinte trop importante à « l’intérêt exceptionnel » du lieu.
Le collectif contre la THT l’a bien compris et s’est d’ores et déjà adjoint les conseils de Clémentine Baldon, avocate qui a porté le procès climatique de L’Affaire du siècle, pour attaquer la future déclaration d’utilité publique. Les opposants comptent faire peser l’importance du lieu du point de vue environnemental, du fait notamment que la Camargue soit un passage majeur pour de nombreux oiseaux migrateurs.
Pour RTE, l’objectif est donc « de faire les études les plus sérieuses et approfondies possible. Et, in fine, de proposer le meilleur projet ». Le gestionnaire d’infrastructures sollicitera l’Autorité environnementale pour évaluer les conséquences de son projet.
Et puis, il y a le terrain politique. L’histoire emblématique de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes est riche d’enseignements : les recours contre le projet avaient été presque tous rejetés par la justice. Mais ni les outils de démocratie ni la force de l’État n’avaient pu calmer l’opposition de la population. Après cinquante ans de blocage, l’infrastructure a été abandonnée.