Sommes-nous prêts à modifier nos modes de vie pour limiter notre consommation d'énergie et nos émissions de CO₂, afin de rester dans les clous de nos engagements climatiques ?
Cette question, soulevée dans l’ensemble des travaux de prospective présentés par RTE, l’Ademe ou négaWatt fin 2021, renvoie à une idée : la sobriété. Un concept qui reste largement absent du débat de l’élection présidentielle de 2022, alors même que le prochain quinquennat se veut décisif pour le climat.
« De loin, la question de la sobriété a été la plus clivante dans le cadre de la concertation menée pendant deux ans autour de nos scénarios de Futurs énergétiques 2050 », a confié le directeur de la stratégie et de la prospective de RTE, Thomas Veyrenc, lors d’un décryptage sur les trajectoires de consommation organisé le 9 novembre 2021.
« Je ne m’attendais pas à ce que ce point soit [aussi] conflictuel », avec d’un côté ceux pour qui « c’est une évidence », et de l’autre ceux qui « en rejettent le principe au nom de la défense des libertés individuelles ou des modes de vie actuels ».
Cette opposition très forte au concept même de sobriété, il a pu la constater lors de son audition, au côté de son président Xavier Piechaczyk, en commission des Affaires économiques de l’Assemblée, le 27 octobre.
Le député LR de l’Orne Jérôme Nury, par exemple, y a dénoncé « l’idéologie néo-écolo qui est en train de poindre dans les scénarios de RTE ». « Moi qui suis un rural profond, j’ai l’impression que c’est tout mon mode de vie qui s’écroule avec votre rapport. »
Un autre « pacte de société »
Car le scénario de sobriété de RTE propose effectivement un « pacte de société qui n’est pas le même », selon Thomas Veyrenc. Mais qui reste « loin d’un retour au Moyen Âge ».
Dans ses travaux, le gestionnaire de réseau a analysé l’impact de différents leviers de sobriété. Parmi eux : une hausse du nombre de personnes par foyer, « à rebours de la tendance actuelle qui est à la décohabitation » ; la promotion d’espaces d’habitat partagé dans le collectif (cuisines, buanderies…) ; une baisse « volontaire » de la température de consigne de chauffage ; ou encore une meilleure organisation des villes pour limiter les déplacements conjuguée à un report modal et des véhicules plus petits et plus légers… Une analyse approfondie de ce scénario de sobriété, notamment sur le plan économique, est prévue pour mi-février.
Dans son scénario baptisé « génération frugale », l’Ademe table sur des hypothèses qui vont dans le même sens, mais sur un périmètre plus large.
Selon RTE, « l’adoption de modes de vie plus sobres a une influence baissière » sur la consommation d’électricité estimée à une centaine de térawattheures par an. Dans le scénario de sobriété, la hausse de la consommation électrique est contenue à 555 TWh par an en 2050, contre 475 TWh aujourd’hui (et 645 TWh dans le scénario de référence). Conformément à la SNBC, la consommation énergétique totale est quant à elle en net recul à 930 TWh, contre 1 600 TWh actuellement.
Le scénario « génération frugale » de l’Ademe mise quant à lui sur une consommation de 400 TWh d’électricité en 2050. Mais, quelles qu’en soient les proportions, il faudra de la sobriété, estime l’agence. Le seul de ses scénarios qui s’en passe, intitulé « pari réparateur », conduit selon elle « à une fuite en avant qui paraît risquée ».
Une idée trop radicale ?
Parmi les écuries politiques en course pour la présidentielle, les Verts et LFI, et dans une moindre mesure le PS, s’appuient clairement sur la sobriété dans leurs programmes.
« Les écologistes font le choix politique de mettre la maîtrise de la consommation au cœur de la stratégie énergétique. La trajectoire “sobriété” de RTE doit être l’hypothèse de référence centrale pour comparer les différents scénarios de mix de production », écrivent Yannick Jadot et son entourage dans une note d’octobre 2021.
Dans son programme baptisé « l’Avenir en commun », Jean-Luc Mélenchon se fixe l’objectif d’atteindre 100 % d’énergies renouvelables « avec un double mot d’ordre : sobriété et efficacité énergétique », reprenant à son compte les travaux de l’association négaWatt.
Pour le député LRM Jean-Charles Colas Roy :
« LFI et les Verts emploient ce terme de manière radicale, et le détournent pour parler d’austérité sur les modes de vie. Cela implique des choix de société extrêmement radicaux et contraignants. Par exemple, la recohabitation signifie une interdiction ou une contrainte sur la possibilité de posséder une résidence secondaire. La réduction du nombre de véhicules a des conséquences extrêmement fortes sur la capacité des Français à se déplacer librement et facilement. »
Or pour celui qui fait office de « relais » de la campagne LRM auprès de la société civile sur les questions de transition écologique, « ces politiques ne seront pas acceptées si elles sont trop radicales ».
Sobriété versus réindustrialisation
Jean-Charles Colas-Roy plaide néanmoins pour que la majorité présidentielle se « réapproprie » le concept de sobriété, jusqu’à un certain point… car vouloir trop en faire « n’est pas compatible avec la réindustrialisation du pays, qui elle-même est vertueuse pour baisser l’empreinte carbone de la France ».
La majorité affiche d’ailleurs sa préférence pour le scénario de consommation le plus haut de RTE (752 TWh). « Si nous voulons réussir la reconquête industrielle, et c’est l’ambition du président de la République, la consommation atteindra près de 750 TWh d’électricité en 2050, soit près de 75 % de plus qu’aujourd’hui », a fait savoir Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée à l’Industrie, lors du colloque de l’Union française de l’électricité le 14 décembre.
Un point de vue partagé par les organisations syndicales du secteur de l’énergie (CFDT, CGT, FO et CFE-CGC), et par EDF, dont le PDG, Jean-Bernard Lévy, estime que cette trajectoire « haute » de consommation correspond « plutôt à un scénario central ».
Du côté du RN, Jean-Philippe Tanguy, directeur adjoint de campagne de Marine Le Pen, juge que le « postulat de départ selon lequel la société consomme trop est faux. Il y a beaucoup de gens en précarité énergétique, qui ne se goinfrent pas de viande… ».
Le parti d’extrême droite plaide pour des « changements de société », comme « la démondialisation, la lutte contre les ententes sur l’obsolescence programmée, la favorisation de l’économie circulaire, ou le localisme ».
Chez LR, un proche de Valérie Pécresse n’a, quant à lui, pas d’opposition de principe à la sobriété – il préconise par exemple aux « milieux d’affaires » d’éviter les vols Paris-New York pour 24 heures – et encourage à « produire plus, mieux et local ». Selon lui, la préoccupation écologique de la candidate LR à la présidentielle « se niche dans le “produire mieux” », ce qui reste « une claire opposition aux théories de décroissance ».
« Un repoussoir pour le monde économique »
Des positions que partagent les acteurs économiques. « C’est un repoussoir, car ils font un parallélisme entre sobriété et décroissance et donc arrêt de l’activité économique. C’est un “no go” total pour un certain nombre d’acteurs », a analysé David Laurent, de l’Association française des entreprises pour l’environnement, lors d’un débat organisé par l’Iddri le 14 janvier.
Plutôt que des bouleversements des modes de vie et de consommation, les acteurs économiques préfèrent recourir à des solutions « incrémentales ». « Les leviers plus classiques d’efficacité énergétique et de déploiement des énergies renouvelables sont plus faciles à intégrer, car ils s’inscrivent dans la continuité des modèles actuels », selon David Laurent.
Malgré la frilosité à considérer la question de la sobriété, la Commission nationale du débat public (CNDP) note un changement de direction du vent sur cette question.
« Il semble que l’État a mis tous ses moyens en matière d’énergies renouvelables […], dans la programmation pluriannuelle de l’énergie notamment, sur la production, sur le passage d’une énergie à une autre. Alors que le public, aujourd’hui, parle de changement des modes de vie, de ce à quoi on doit renoncer. Pour beaucoup, si on fait des efforts, il faut d’abord les faire porter sur les modes de vie, le niveau de la demande d’électricité », a déclaré Étienne Ballan lors d’une conférence le 7 décembre.
Celui qui préside le débat public sur l’éolien flottant en Méditerranée observe « une vraie évolution entre le débat sur le parc éolien de Dieppe/Le Tréport [dont il avait la charge] et [celui d’]aujourd’hui ».
Une dynamique que semblent confirmer, « à ce stade », les résultats de la concertation lancée par le ministère de la Transition écologique sur la stratégie française énergie-climat (Sfec). « Près des deux tiers des répondants sont pour donner la priorité à la sobriété, face aux nouvelles technologies », a avancé Gwenaël Podesta, chef adjoint du service des émissions, des projections et de la modélisation à la Direction générale de l’énergie et du climat (DGEC), lors du débat de l’Iddri.
La Sfec en détail. Pilotée par le ministère de la Transition écologique, la stratégie française énergie-climat sera notamment constituée de la loi de programmation énergie-climat, de la stratégie nationale bas carbone (SNBC) et de la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE).
Consciente de « l’insuffisance des outils » à sa disposition pour traiter de la question de la sobriété lors de l’élaboration des dernières SNBC et PPE, l’administration entend corriger le tir dans le cadre des travaux techniques autour de la Sfec.