La bataille fait rage entre EDF et son régulateur. Comme le révélait Contexte la semaine dernière (relire notre brève), la Commission de régulation de l’énergie (CRE) a remis au gouvernement son rapport sur l’actualisation des coûts de production du parc nucléaire existant. Après avoir pu consulter trois pages de synthèse qui présentaient les principales conclusions de la CRE (relire notre article), Contexte a obtenu et publie une synthèse beaucoup plus détaillée, remise au gouvernement à la fin juillet 2023.
Le régulateur actualise, à iso-méthode, ses estimations du coût complet du nucléaire de 2020 (relire notre article), évalue le coût comptable de production et calcule le prix d’un ruban d’électricité, tel qu’il pourrait être vendu par EDF à des grands consommateurs. Le tout sur trois périodes quinquennales, dépendant des trajectoires de productible.
Comme Contexte l’indiquait lundi 18 septembre, cette mise à jour aboutit à une sérieuse augmentation du coût complet de la production nucléaire, qui s’établit désormais, selon le régulateur, à 60,70 € par MWh sur la période 2026-2030, 59,10 € par MWh sur 2031-2035 et 57,30 € par MWh sur 2036-2040.
Mais ces estimations sont encore très en deçà des chiffres jusqu’ici avancés par EDF puisque, lors des phases d’auditions et de contradictoires qui ont accompagné l’élaboration du rapport, le groupe a communiqué des coûts entre 20 % et 25 % supérieurs à ceux du régulateur.
Hypothèses opposées sur le cadre régulatoire
Dans le détail, EDF a déclaré des coûts complets de 74,80 € par MWh sur la période 2026-2030, de 73,90 € par MWh sur 2031-2035 et 69,90 € par MWh sur 2036-2040. Un énorme écart, qui s’explique en premier lieu par le cadre de régulation retenu par l’électricien.
Erreurs de modélisation : La synthèse relève qu’après échanges avec la CRE, EDF a corrigé sa demande pour prendre en compte les erreurs de modélisation identifiées par le régulateur (– 0,056 € par MWh sur la période 2026-2030, – 0,057 € par MWh sur la période 2031-2035 et – 0,060 € par MWh sur la période 2036-2040). « La demande d’EDF a par ailleurs évolué pour prendre en compte la modélisation des nouveaux Capex recommandée par la CRE, comme expliqué au paragraphe 1.3. La demande EDF présentée ici intègre l’effet de ces modifications », précise le régulateur dans sa synthèse.
EDF, qui espère pouvoir le plus possible contractualiser en direct avec ses clients via des contrats de gré à gré (« Power Purchase Agreement », PPA), inscrit son analyse dans une logique d’exposition totale au marché de sa production nucléaire. Alors que la CRE, dans son rapport, prend l’hypothèse opposée, à savoir un schéma de régulation de l’ensemble de la production nucléaire fondé sur un prix de vente garanti (contrat pour différence, CFD) s’appliquant à la totalité de la production.
Cette divergence d’hypothèses – de philosophie, même – a un coût : 4,90 € par MWh, dixit la CRE. D’après elle, le cadre régulatoire « constitue le principal facteur d’écart entre le coût exposé par EDF et celui retenu par la CRE compte tenu de son impact sur le CMPC », le coût moyen pondéré du capital. « Il emporte des conséquences importantes sur le niveau de risques et donc de rémunération du capital engagé et a un fort impact sur le coût de production », ajoute le régulateur, qui compare ensuite ses chiffres à ceux de l’électricien.
Dans sa logique d’exposition au marché, EDF évalue son CMPC nominal à 11,92 % (soit 9,25 % après impôt), quand la CRE l’évalue, dans son schéma de régulation, à 8,35 % (soit 6,83 % après impôt). Cette dernière souligne toutefois que ces écarts s’expliquent bien par les différentes hypothèses de départ et admet qu’une « plus grande exposition au risque de marché conduirait à retenir une valeur supérieure du CMPC ».
Trajectoire de productible trop prudente
Autre point majeur de désaccord : les trajectoires de productible. Comme lors de l’exercice 2020, la trajectoire présentée par EDF « constitue une vision prévisionnelle normative, calée sur un niveau de productible cible moyen, à parc constant, de 350 TWh par an avant pertes complémentaires de production par manque de débouchés », relève la CRE.
Mais, une fois intégrés les effets liés au planning d’arrêt et à la mise à jour des durées d’arrêt de tranche, cette dernière constate « que cette trajectoire intègre environ 18 TWh de prudence » par rapport à celle déclarée en 2020, qu’EDF justifie par les problématiques liées au vieillissement de son parc et le risque croissant d’aléas tels que la corrosion sous contrainte.
Or, rétorque la CRE, « EDF justifiait déjà sa trajectoire prévisionnelle 2020, calée sur les niveaux historiquement bas de la période 2017-2019 […] par les mêmes arguments relatifs au vieillissement du parc ». Compte tenu de la corrélation entre coût de production et niveau de productible, la CRE a demandé à EDF d’objectiver la prise en compte de telles marges de prudence. Et, en l’absence de justification de l’opérateur, elle a « effectué plusieurs retraitements visant [à] établir une trajectoire de productible davantage cohérente avec les fondamentaux observés ».
Montée en puissance trop lente de Flamanville 3
Un autre élément, plus marginal, explique les différences d’appréciation entre EDF et le régulateur sur le productible nucléaire : le passage à la puissance nominale – c’est-à-dire la puissance maximale que les réacteurs peuvent fournir – de l’EPR de Flamanville. Selon EDF, le réacteur, qui doit être mis en service au premier trimestre 2024, après un retard de douze ans, n’atteindra sa pleine puissance de 1 630 MW qu’en 2035. L’électricien prévoyait auparavant l’atteinte de la puissance nominale en 2028.
EDF explique qu’un délai global de dix ans est nécessaire « pour faire valider le passage à puissance nominale par l’ASN ». Un argument que la CRE bat en brèche : selon elle, « ce délai n’est avéré ni par le cadre réglementaire, qui permet à l’installation de fonctionner à sa puissance nominale à l’issue de la phase d’essais et dans la limite de sa puissance thermique maximale, ni par l’ASN, qui n’identifie aucune échéance aussi lointaine pour instruire ce dossier ».
Pour établir le coût, la CRE a donc retenu le scénario d’un passage à pleine puissance en 2028, « pour un gain moyen annuel de 0,2 TWh sur 2026-2030 et 2031-2035 » par rapport aux trajectoires de productible d’EDF.
Finalement, après ses différents retraitements, le régulateur retient une trajectoire de productible supérieure de 5,5 TWh aux prévisions d’EDF pour la période 2026-2030, de 7,5 TWh pour la période 2031-2035 et de 6,9 TWh sur 2036-2040. Ses trajectoires finales de productible s’élèvent à 361,5 TWh par an sur la période 2026-2030, à 360,2 TWh par an sur 2031-2035 et à 344,1 TWh par an sur 2036-2040.
Pourquoi un tel écart avec l’évaluation de 2020
Si les estimations du coût de production réalisées par la CRE sont très nettement inférieures aux prévisions d’EDF, elles restent néanmoins supérieures à celles contenues dans son rapport de 2020. À l’époque, la CRE avait établi le coût du nucléaire sur la période 2022-2026 à 48,10 € par MWh – un montant réévalué à 50,20 € par MWh après des échanges avec la Commission européenne. Une différence significative par rapport au coût de 60,70 € retenu sur la période 2026-2030, que le régulateur a tenu à expliquer dans son rapport afin d’éviter « tout amalgame ».
La Commission de régulation de l’énergie rappelle que les comparaisons entre les coûts de production établis en 2020 puis en 2023 doivent être contextualisées « au regard de leurs hypothèses sous-jacentes », car ils représentent « des objets différents ». Le coût évalué en 2020 était celui de la production du « parc nucléaire existant régulé », dans l’hypothèse d’une durée de vie du parc de cinquante ans « et hors brique liée au déficit de rémunération passé ». Le premier changement d’hypothèse, qui tire le prix du MWh à la baisse (– 3,50 € par MWh) par rapport à 2020, est la potentielle prolongation à soixante ans de la durée de vie du parc nucléaire existant.
La baisse du productible alourdit le coût du MWh de 2,70 € (avec une sensibilité de plus ou moins 1,60 € par MWh selon que le productible varie de 10 TWh), et l’évolution des coûts « hors inflation et coût du capital » rajoute 2,50 € par MWh. « Les charges d’exploitation constituent un des postes sur lesquels les plus fortes hausses sont constatées depuis l’exercice mené par la CRE en 2020 », tirées « en très grande partie » par les coûts « aval » du cycle du combustible.
L’effet de l’inflation est estimé par la CRE à + 3,70 € par MWh. Enfin, la réévaluation du coût du capital est ce qui tire le plus à la hausse le coût complet par rapport à l’estimation de 2020, avec une incidence de 4,30 € par MWh. Une augmentation de 1 % du coût du capital peut peser entre 2,60 € par MWh (sur la période 2036-2040) et 3,30 € par MWh (pour 2026-2030) sur le coût complet, entre 1,10 € par MWh et 1,40 € par MWh sur le coût comptable de production sur les mêmes périodes.