Commandé par le gouvernement en mars 2018 et remis quelques mois avant la démission du ministre de la Transition écologique Nicolas Hulot, le rapport devait éclairer l’exécutif sur les moyens d’entretenir les compétences de la filière nucléaire.
Sur une soixantaine de pages, les deux auteurs, Yannick d’Escatha, ancien administrateur général du Commissariat à l’énergie atomique et conseiller du PDG d’EDF de l’époque, Jean-Bernard Lévy, au moment de cette mission, et Laurent Collet-Billon, ancien délégué général à l’armement, pressent le gouvernement d’annoncer au plus vite la construction de nouveaux réacteurs. Ils examinent également les conséquences, présentées comme particulièrement néfastes, d’un « arrêt long » des nouvelles constructions.
Ils ont été épaulés par un « groupe de travail très restreint », composé de deux fonctionnaires du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) et de Claude Jaouen, ancien cadre chez Areva. Ce dernier est le vice-président et cofondateur de l’association Voix du nucléaire, inscrite au registre des représentants d’intérêts de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique.
Estampillé « confidentiel défense », le document a été partiellement déclassifié fin mars, dans le cadre de la commission d’enquête sur la souveraineté énergétique.
Auditionné le 29 novembre 2022 par les députés, Yannick d’Escatha a expliqué à plusieurs reprises ne pas pouvoir en détailler précisément le contenu : « Vous me mettez dans une situation très difficile, car la loi m’interdit de vous parler de ce rapport : divulguer le contenu d’un rapport classé confidentiel défense, c’est de la haute trahison. »
Il a néanmoins dit n’avoir obtenu « aucune » réponse du gouvernement après la remise de ses travaux : « Le rapport a été remis puis classifié, et je n’en ai plus jamais entendu parler ». « Ce n’est pas un rapport qui détermine la politique du gouvernement », se défendait Bruno Le Maire en 2018.
Six nouveaux réacteurs
Le point clé du rapport, la recommandation d’annoncer « au plus tard en 2021 » la construction de trois paires d’EPR2, a fuité dans Les Échos en août 2018 avant d’être largement repris dans la presse (relire notre brève).
Les fuites dans la presse en 2018 « ne viennent ni de M. Collet-Billon, ni de moi », a juré sous serment Yannick d’Escatha devant la commission d’enquête.
Dans une lettre datée du 2 juillet 2018, adressée à Bruno Le Maire et à Nicolas Hulot, avec l’Élysée et Matignon en copie, Yannick d’Escatha et Laurent Collet-Billon défendent cette option comme un minimum pour que les nouveaux réacteurs puissent bénéficier d’un effet de série, permettant de « maintenir la compétitivité » et de « réduire fortement les coûts », estimés entre 60 et 65 euros du MWh.
Deux « rendez-vous » sont jugés « critiques » : les années 2019 et 2021, cette dernière étant présentée comme une date butoir « tardive ». La première échéance marque la révision de la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), dans laquelle « il est nécessaire de prévoir une suite d’annonces et de décisions d’ordre politique » concernant le nouveau nucléaire, selon les auteurs. A minima, il faut maintenir « un socle nucléaire de précaution », défendent-ils, « pour garantir quoi qu’il arrive la sécurité d’approvisionnement, et la pilotabilité et la stabilité du réseau électrique ».
Adoptée en 2020, la PPE pour la période 2019-2024 n’a rendu aucun arbitrage sur de nouvelles capacités nucléaires. L’exécutif y garde seulement « cette option ouverte », en demandant à la filière nucléaire de lui démontrer sa capacité de maîtrise industrielle « sur la base d’une hypothèse de travail de trois paires d’EPR », et en expertisant les coûts futurs de l’EPR2. En revanche, c’est à ce moment-là que le gouvernement acte la décision de reporter de 2025 à 2035 la fermeture de 14 réacteurs.
Notre article sur l’étude d’EDF de 2021 justifiant la construction de nouveaux réacteurs.
L’année 2021, quant à elle, est jugée cruciale pour plusieurs raisons par les auteurs du rapport. Ils expliquent que « le contenu des programmes » pour l’élection présidentielle de 2022 sera « déterminant » quant aux signaux envoyés au nucléaire français. Les deux experts notent également que « les ingénieries d’EDF et de Framatome […] seront dans une forte décroissance de charge, très visible ». Une décision en 2021 permettrait donc de « remonter la charge en anticipant les travaux à venir », leur redonnant ainsi confiance sur leurs perspectives.
Yannick d’Escatha et Laurent Collet-Billon jugent aussi que les EPR de Flamanville, de Taishan en Chine et d’Olkiluoto en Finlande devraient avoir démarré en 2021, offrant ainsi un retour d’expérience « significatif ». C’est le cas des réacteurs de Taishan, touchés par des défauts de conception en 2021. Olkiluoto vient tout juste d’entrer en production commerciale le 16 avril, avec près de quatorze ans de retard. L’EPR de Flamanville attend encore son chargement en combustible.
C’est fin 2021, deux semaines après la présentation des « Futurs énergétiques 2050 » de RTE, qu’Emmanuel Macron annonce la construction de nouveaux réacteurs, sans plus de détail. Il ne précisera les objectifs qu’en février 2022, dans un discours aux accents de programme électoral (relire notre article).
« Le risque premier est d’ordre humain »
Plus de trois ans avant ces déclarations, les deux auteurs s’inquiètent particulièrement des conséquences d’une absence de décision sur la population d’ingénieurs, nécessaire au maintien des capacités industrielles. Tout au long du rapport, ils dressent le portrait d’une filière nucléaire moribonde, « à l’image globalement dégradée » et repoussante pour les meilleurs profils : difficulté de recrutement, nette baisse du nombre et de la qualité des candidatures chez EDF, baisse d’attractivité, départs vers d’autres secteurs industriels…
« Cette tendance, si elle se poursuit, rendra illusoire “le maintien des capacités industrielles de la filière nucléaire en vue de potentielles nouvelles constructions de réacteurs” », avertissent les experts, qui voient en l’année 2021 une date butoir de choix professionnels pour les « ingénieurs, chercheurs, techniciens, étudiants concernés ».
Or, « le point clé […] est la disponibilité des ressources humaines nécessaires pour anticiper, préparer et réaliser en toutes circonstances la politique nucléaire ». « Le risque premier [concernant le maintien des capacités industrielles] est d’ordre humain, avec une question fondamentale de confiance dans l’avenir », insistent d’Escatha et Collet-Billon.
Même en cas de « continuité » dans la construction de réacteurs nucléaires, « une réduction de format de la filière nucléaire est […] inévitable ». Beaucoup plus grave, selon les auteurs : dans le cas d’un « arrêt long » des projets de nouveaux réacteurs, « le risque d’échec d’une remobilisation serait très élevé et signerait la fin définitive du nucléaire français civil, et donc militaire ».
À ce jour, la filière nucléaire estime avoir besoin de recruter entre 10 000 et 15 000 personnes par an. EDF, de son côté, vient de provisoirement geler toute embauche.