« C’est souvent un problème de personnes… » Mais pas seulement. Dans les couloirs du Cniel, l’interprofession laitière, les anciens soupirent face à des conflits qui n’en finissent plus. Dernière polémique en date : le blocage sur le montant des cotisations. Une question qui divise les collèges : faut-il, oui ou non, étendre la contribution volontaire obligatoire (CVO) aux distributeurs, comme le demande le collège des producteurs ? Derrière ce débat budgétaire, les tensions nées du changement de gouvernance, il y a un an, continuent de sourdre : désaccords sur les indicateurs (beurre poudre, coût de production), tensions sur la transparence des marges, conflits sur le fléchage des budgets. Rien ne semble apaisé.
Le malaise dépasse largement le seul secteur laitier. Les fruits et légumes, l’œuf, la viande bovine, la viande porcine ou même le miel sont confrontés à des tensions similaires, qui mettent à mal le virage stratégique opéré par Emmanuel Macron lors du discours de Rungis en 2017. Confirmées par Égalim, les missions se sont empilées pour les interprofessions – observatoires économiques, animation des négociations commerciales, voire relais d’action publique. Au Salon de l’agriculture en 2023 encore, le président a multiplié les appels à « l’autonomie » et au « pilotage par la profession » – c’est-à-dire à la prise en main de nouveaux sujets économiques ou sanitaires.
« La vocation première de ces structures, c’est de financer la recherche et la promotion, pas de faire de la politique ou de la régulation », affirme une source du collège agricole d’une filière végétale.
Si ces doutes ont toujours existé, la période actuelle les ravive. La pandémie du Covid-19, la guerre en Ukraine et la montée des préoccupations sur le pouvoir d’achat ont mis à mal les objectifs de « montée en gamme » initialement portés par ces plans, face à des filières misant désormais sur des hausses de volume et de productivité. Producteurs, industriels, comme distributeurs freinent donc des quatre fers. Résultat : la question du périmètre, et donc du budget des interprofessions, revient sur la table.
Pris en étau
Normes sanitaires, plans souveraineté, loi de simplification agricole… l’enchaînement des sollicitations est devenu d’autant plus dur à tolérer depuis le tour de vis budgétaire du gouvernement. « On nous demande d’intervenir sur des dossiers sans feuille de route gouvernementale claire, dans un contexte de contraintes croissantes. Résultat : on passe notre temps à gérer des emmerdes », lâche un cadre.
Force est de constater que les tensions qui se dénouaient hier dans des bureaux ministériels apparaissent aujourd’hui dans les interprofessions, où elles créent de nouvelles fractures. « Dès qu’on va sur des sujets compliqués, la PAC ou l’économie, c’est là que ça devient difficile », note une source. La filière bovine, par exemple, a tenté de publier un indicateur de coût de production. Mais sans consensus, la tâche a dû être confiée à l’institut technique, seul acteur jugé neutre par tous.
« Les interprofessions ont toutes leur place, mais elles doivent s’en tenir aux accords techniques : les achats, les suivis qualité, les référentiels interprofessionnels. Pour le reste, quand il s’agit des relations commerciales, chacun chez soi, et les vaches sont bien gardées », estime un acteur de la viande.
Même crispation sur les assises du sanitaire, lancées en janvier 2025 par Annie Genevard. Plusieurs interprofessions et associations spécialisées se sont opposées à ce que la gouvernance de ce chantier leur revienne. « L’État se désengage, les financements ne suivent pas, et on nous demande de prendre le relais. Mais ce n’est pas à Interbev de gérer ça. Non pas qu’on le refuse, mais on ne veut pas que l’interprofession en porte la charge », confie un cadre de la filière viande.
Le CNPO, l’interprofession des œufs, longtemps saluée pour la qualité de ses échanges, a connu une crise similaire. La gestion du financement de l’ovosexage, déléguée par l’État, a provoqué une fracture entre producteurs et distributeurs : ces derniers mois, le dossier a créé un séisme au sein de l’interprofession, rapporte Pascal Robert, représentant de la Fédération du commerce associé (FCA).
Pour Arnaud Rousseau, président de la FNSEA, ces structures ont bien « toute leur place » et restent les « parlements » des filières. Mais leur efficacité dépend d’un équilibre fragile : « De la composition des familles qui y siègent, de leurs intérêts respectifs, et de leur capacité à dialoguer. » Un dialogue aujourd’hui de plus en plus difficile à mener, surtout quand il touche aux intérêts économiques.
Un déséquilibre de représentation
À la crise des missions s’ajoute une autre faille : celle des rapports de force internes. Derrière l’apparente collégialité, les équilibres sont parfois trompeurs. Dans certaines interprofessions, comme Interbev, la règle de l’unanimité s’applique entre collèges – y compris ceux qui ne versent pas de cotisation. Mais ce principe n’empêche pas des asymétries d’influence bien réelles. « Dans les interprofessions, c’est celui qui paye qui décide », résume une source.
À Interfel, ce sont les distributeurs qui assurent la plus grande part du financement. À l’inverse, au CNIPT (pommes de terre fraîches) ou au Cniel, ce sont les producteurs. Mais c’est bien l’amont agricole, représenté par la FNSEA, qui, partout, garde le droit de vie ou de mort sur les structures : « Une interprofession n’existe que parce que les agriculteurs le décident, et elle ne peut pas survivre s’ils s’en retirent », rappelle un ancien cadre d’interprofession.
Ces tensions recoupent parfois celles du paysage syndical. La FNSEA reste largement dominante, mais des syndicats différents comme la Confédération paysanne ont dû batailler pour faire entendre leur voix. « On a mis des années à obtenir un siège au Cniel, puis à Interfel et Interbev. Et même quand on y est, on peine à peser face aux poids lourds », déplore l’éleveur Stéphane Gallais, membre du secrétariat général du syndicat. Manque de moyens, présence réduite dans les instances, rapports de force défavorables : « On s’épuise à maintenir notre place, sans que ça change vraiment les choses », poursuit-il.
Pas touche à mon lobbying
Face à ce déséquilibre institutionnel, les acteurs redoutent la mainmise des plus forts sur le lobbying des interprofessions et préfèrent quand ils le peuvent défendre leurs intérêts par eux-mêmes. Censées représenter l’ensemble des maillons, elles servent parfois de levier à certains pour porter leur propre agenda. En mars dernier, la branche bovine de la FNSEA a par exemple critiqué Inaporc pour s’être saisie du dossier ICPE (installations classées pour la protection de l’environnement) sans concertation, en menant de son côté des discussions avec les ministères de l’agriculture et de la transition écologique.
Même crispation au sein du Cniel : certains industriels laitiers s’étaient interrogés sur la participation de l’interprofession aux échanges avec le ministère de l’agriculture concernant les sanctions chinoises, alors que celles-ci visaient principalement les industriels. Quelques semaines plus tôt, le Cniel s’était aussi opposé publiquement à la révision du Nutri-Score, au nom de toute la filière laitière… alors que les distributeurs y étaient globalement favorables.
Ce type de prise de position unilatérale réveille une vieille inquiétude : celle d’un glissement vers un rôle de corps intermédiaires politiques. Dès 2017, la FNSEA avait prévenu : hors de question que ces structures se substituent aux syndicats dans le dialogue avec l’État. « Et depuis, on a clairement montré que nous restions des interlocuteurs politiques incontournables », estime Arnaud Rousseau, président du syndicat majoritaire.
Si la FNSEA a vu sa position consolidée, d’autres acteurs cherchent aujourd’hui à redéfinir les limites. Les négociations de cotisations en cours sont donc devenues, pour certains, un levier de négociation pour recentrer les missions. Poids lourd de ce « comité de la hache » des interprofessions : la Fédération du commerce et de la distribution (FCD). « Nous croyons à l’intérêt de ces instances pour la R&D et la promotion des produits. Mais il faut s’assurer qu’elles ne s’écartent pas trop de ce cadre », insiste sa directrice générale, Layla Rahhou.
C’est dans cette logique que la FCD a réduit récemment sa participation financière à Interfel, et n’exclut pas de faire de même ailleurs. « Ce ne sera pas forcément une discussion agréable, mais nous voulons regarder comment rationaliser tout ce qui peut l’être », précise Layla Rahhou. Tout en précisant, comme d’autres acteurs, qu’elle ne souhaite pas partir de ces maisons communes : « Ceux qui les quitteront le regretteront. Ils seront exclus des débats de leur propre filière », prévient un fin connaisseur du système.