France Relance, France 2030, Choose France… Depuis 2020, l’exécutif multiplie les initiatives – et les actions de communication – pour rapatrier la production industrielle dans l’hexagone. Parmi les nombreux secteurs concernés par cette « reconquête » chère à Emmanuel Macron, celui de la santé est particulièrement visé au sortir d’une crise sanitaire et d’un hiver marqués par des pénuries de médicaments.
« Il y a évidemment un effet de mode lié au Covid-19 », commente Marc-Olivier Bévierre, directeur associé au sein du cabinet Cepton-Vintura, spécialisé notamment dans le conseil en stratégie industrielle pour les laboratoires pharmaceutiques. En effet, la fermeture des frontières a rappelé à la France et à l’Europe leur dépendance à l’égard des pays asiatiques en matière de production de médicaments, et plus particulièrement de principes actifs.
« Une impasse »
Selon un rapport du Parlement européen, 60 % à 80 % des principes chimiques actifs des médicaments sont fabriqués hors de l’Union, principalement en Chine et en Inde, contre 20 % il y a trente ans. « Déléguer à d’autres le soin de produire les médicaments essentiels dans un monde qui se fragmente, c’est une impasse », a réagi Emmanuel Macron le 13 juin, lors d’un déplacement consacré à la « souveraineté sanitaire ».
Il en a profité pour annoncer la relocalisation de 25 produits figurant sur la liste des 48 médicaments « stratégiques » sur les plans industriel et sanitaire (MSIS), publiée par Contexte. Une enveloppe de 160 millions d’euros, dont 30 % de financements publics, sera mobilisée. Ces annonces viennent s’ajouter aux 82 projets auxquels l’État a participé depuis 2020. Parmi eux, le très médiatisé rapatriement de la production du paracétamol, qui sera produit dans une usine du laboratoire Seqens en Isère à l’horizon 2025/2026.
Des effets à long terme pour des besoins immédiats
Un exemple qui rappelle qu’une relocalisation prend du temps, alors que les besoins sont immédiats. En cause, la durée des procédures administratives d’autorisation d’implantation des usines, mais pas seulement. « Souvent, ces produits [ont quitté la] France pour de bonnes raisons, explique Vincent Touraille, président du Syndicat de l’industrie chimique organique de synthèse et de la biochimie (Sicos). Nous utilisons des matières délicates, il y a des effluents ; nous essayons donc de reprendre les procédés de fabrication pour en développer de nouveaux. » Comprendre : des procédés plus « verts », qui nécessitent une innovation dans la création du procédé de fabrication. Comme l’a résumé le ministre de l’Industrie Roland Lescure devant la commission d’enquête du Sénat sur les pénuries de médicaments : « La chimie, on en veut tous en France, mais pas dans notre jardin. » Partant, chaque projet s’étale sur plusieurs années, généralement « trois ou quatre », selon la Direction générale des entreprises (DGE) de Bercy.
Les délocalisations ont commencé début des années 2000. Elles s’expliquent notamment par le fait que de nombreuses molécules ont perdu leur brevet, ce qui a entraîné l’arrivée sur le marché de médicaments génériques et donc une baisse des prix. Face à une diminution de leurs marges, certaines entreprises se sont tournées vers des sous-traitants – souvent asiatiques – à bas coût, la production en Asie permettant également de bénéficier de normes environnementales moins strictes qu’en Europe.
Pourtant, plus de 2 000 ruptures ou risques de ruptures de stocks ont été signalés à l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) en 2021, contre 538 en 2017. Pour 2022, la directrice générale de l’agence a évoqué devant le Sénat « plus de 3 500 signalements ».
L’épineuse question des prix
Relocaliser est également onéreux. « À l’échelle des sociétés de fabrication de principes actifs, ce sont des investissements de plusieurs millions d’euros », explique Vincent Touraille. Pour la future usine de paracétamol de Sequens, la mise atteint les 100 millions d’euros, « dont 30 à 40 % d’aide publique », détaille l’entreprise.
Les industriels conditionnent donc leur retour en France à la garantie d’y trouver un marché rentable. Selon Thomas Borel, directeur scientifique de leur lobby, Les entreprises du médicament (Leem), « les décisions d’investir dans une zone géographique dépendent aussi des conditions d’exploitation que vous aurez d’un produit ».
C’est ici que se pose l’épineuse question du prix des médicaments. « Les prix nets français sont les plus bas d’Europe s’agissant des médicaments matures, avec un niveau très inférieur (de l’ordre de 37 %) notamment aux prix allemands », avance le Leem. Un argument qui ne tient pas, selon l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament (OTmeds). « Les génériques sont 42 % plus chers en Suisse et ils ont quand même des pénuries », a souligné sa cofondatrice Pauline Londeix, devant la commission d’enquête sénatoriale.
Le « tout petit bout de la lorgnette »
De son côté, France Assos Santé, qui représente les associations de patients, dénonce « le chantage à l’augmentation des prix exercé par les industriels » et considère que « d’autres facteurs mériteraient d’être pris en compte, notamment le volume très important du marché français, dont la solvabilité est assurée par la solidarité nationale ». Selon un lobbyiste, les pistes d’économies récemment évoquées par Bruno Le Maire, qui pourraient consister en une baisse de la prise en charge des médicaments par la Sécurité sociale, inquiètent justement les industriels.
Pour l’économiste de la santé Nathalie Coutinet, les industries du médicament ont tendance à « vouloir faire croire [que les pénuries sont] un problème français et que si on augmente les prix, tout va se résoudre. C’est loin d’être le cas ». Selon elle, il s’agit du « tout petit bout de la lorgnette », les pénuries étant « la plupart du temps mondiales et liées aux stratégies des entreprises ».
« Tant qu’il n’y aura pas d’augmentation des prix, il n’y aura pas de réindustrialisation », maintient Alexandre Williams, président-directeur général d’Athéna et administrateur de l’Association des moyens laboratoires et industries de santé (Amlis). Cette mesure permettrait également aux usines déjà présentes en France de s’y maintenir, selon Thomas Borel, alors que « beaucoup » d’entreprises adhérentes du Leem, « qui sont plutôt de taille PME, se retrouvent à deux doigts de fermer la production de tel ou tel principe actif ». La mission sur la régulation et le financement des produits de santé, mise en place par Élisabeth Borne en janvier, est justement chargée de formuler des propositions en la matière. Ses conclusions – très attendues car elles pourraient être reprises dans le projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2024 – sont annoncées pour le mois de juillet.
Garantir des débouchés
Les industriels estiment toutefois qu’une action sur les prix ne suffirait pas à garantir un débouché aux productions rapatriées sur le sol français. « La relocalisation, c’est bien, mais ça ne peut se faire qu’au niveau européen, il n’y a pas assez de volume en France », résume Marc-Olivier Bévierre. Une opinion partagée par la directrice générale de l’ANSM, pour qui « l’attractivité de la France pour un industriel n’est pas forcément évidente mais, si nous sommes sur une maille européenne avec des besoins additionnés, ça peut permettre une attractivité plus importante ».
Le guichet unique piloté par la Banque publique d’investissement (BPI), qui sélectionnera les futurs projets de relocalisation et dont Emmanuel Macron a annoncé la création le 13 juin, étudiera justement les débouchés économiques des produits concernés. « On regardera surtout les marchés français et européen », précise la DGE.
Toujours est-il que les leviers de l’administration sont uniquement nationaux. « Nous pourrons, lorsque c’est justifié et nécessaire, revaloriser les prix, ce qui n’empêchera pas les entreprises d’avoir une part de leur production pouvant aller vers l’export et d’alimenter le marché européen », ajoute Bercy, qui discute « en parallèle avec la Commission et d’autres États membres pour une coordination au niveau européen de [ses] actions en faveur de la résilience et de la relocalisation de la production de médicaments stratégiques, mais cela ne pourra avoir d’effets qu’à moyen terme ».
Une action européenne qui tarde
Car, si tous les acteurs sont unanimes pour que les actions se fassent a minima au niveau européen, les États membres tardent à se coordonner et à se saisir du problème. « Le paquet pharmaceutique ne va pas assez loin », estime l’ex-déléguée générale du Sicos, Catherine Lequime Boulanger. L’attention se tourne donc vers l’initiative belge consistant à mettre en place un « Critical Medicines Act ». Les 20 États qui s’y sont ralliés prônent un soutien à la « fabrication européenne verte et numérique de médicaments clés, de principes actifs et d’ingrédients intermédiaires pour lesquels l’Union européenne dépend entièrement d’un pays ou d’un nombre limité de fabricants ».
Lors de son discours du 13 juin, Emmanuel Macron a dit son attachement à ce projet qui vise à appliquer aux médicaments le modèle du projet de règlement sur les semi-conducteurs (Chips Act). Ce dernier prévoit un soutien de 3,3 milliards d’euros à la filière pour doper la production de ces composants stratégiques et réduire la dépendance de l’Europe à l’égard de la Chine, notamment.
Mais si la Commission européenne juge l’initiative belge « bienvenue », elle préfère la renvoyer au prochain mandat, au motif qu’elle « nécessiterait une réflexion plus approfondie ». Les Vingt-Sept l’ont toutefois officiellement mandatée, à l’issue du Conseil européen des 29 et 30 juin, pour proposer une initiative législative contenant des mesures « urgentes » pour assurer « la production et la disponibilité » des médicaments « les plus critiques ».
La question des contreparties
L’idée même d’aider l’industrie pharmaceutique via des financements publics fait toutefois débat. « Ça coûte cher et c’est relativement inefficace, alors qu’il y a une mesure très simple qui est de dire “je change le prix de remboursement”, et ensuite, l’industriel se débrouille », estime Marc-Olivier Bévierre.
De son côté, l’OTMeds appelle à plus de transparence dans l’attribution des subventions. Dans sa « check-list nationale de la transparence », l’association déplore que « l’argent public irrigue massivement la chaîne du médicament », notamment au stade de la recherche et développement avec le crédit impôt recherche (CIR). En 2020, les entreprises du secteur pharmacie, parfumerie et entretien ont perçu près de 11 % des 6,84 milliards qu’a représentés le CIR. L’OTMeds s’interroge, à l’instar de France Assos Santé, sur l’opportunité « de payer plusieurs fois un même produit, dans l’opacité totale, sans contrepartie ».
Pour l’heure, le gouvernement compte assortir les futures aides financières de garanties pour sécuriser l’approvisionnement du marché français. Devant la commission d’enquête du Sénat, le ministre de la Santé a expliqué que les industriels devraient s’engager sur des volumes « à horizon 2026 ». Des pénalités pourront être appliquées en cas de non-respect des délais et du volume des livraisons.
[Fin du premier volet de notre dossier consacré à la relocalisation de la production de médicaments. Lire la seconde partie : Ces (autres) solutions aux pénuries de médicaments qui peuvent diviser le secteur]