Soudain, la machine s’est enrayée. Après une heure de votes à la chaîne sur des centaines d’amendements au paquet climat, les eurodéputés sociaux-démocrates réclament un répit, à 13 h 25, le 8 juin. « Le groupe a besoin de se concerter une dernière fois », exige leur cheffe de file, l’Espagnole lratxe García Pérez, dans une atmosphère d’assemblée générale étudiante, à Strasbourg.
Cinq minutes de conciliabule plus tard, elle baisse le pouce, un geste à la romaine qui fait voler en éclats toute majorité sur le marché du carbone (ETS). Le compromis tombe et entraîne dans sa chute le texte sur le Fonds social pour le climat et la taxe carbone aux frontières (CBAM), des législations privées de leur raison d’être, faute d’accord sur l’ETS. Trois pans essentiels du paquet climat, présenté en juillet 2021 par la Commission européenne, censé mettre l’UE sur la trajectoire d’une baisse d’au moins 55 % de ses émissions nettes de gaz à effet de serre d’ici à 2030.
Stupeur au Parlement européen, où le travail des commissions et dans les coulisses à l’approche des plénières permet en général de limiter les coups de théâtre de ce genre. Il y a bien des précédents, comme le rejet de la directive sur les droits d’auteur, en 2018, mais ils sont exceptionnels.
Retour en cinq actes sur le déroulé d’un scénario catastrophe.
Acte 1 : le vote des amendements clefs
12 h 30. La litanie des amendements débute. « Qui est pour, qui est contre, qui objecte ? », scande la présidente du Parlement, Roberta Metsola, pendant près d’une heure. Les contours du rapport final sur le marché du carbone se dessinent, à mesure que sont adoptés les compromis.
Afin de réduire les émissions, l’Union a mis en place un dispositif où les émissions de carbone des industries lourdes sont soumises au respect de quotas, qui peuvent être achetés ou échangés sur un marché spécifique. Avec le paquet climat, il est question d’étendre le dispositif aux émissions liées aux bâtiments et au transport routier. Des mesures qui impacteraient directement les Européens.
À droite, le PPE engrange rapidement une série de victoires provisoires. Il obtient, avec les centristes de Renew, la révision à la baisse du niveau d’ambition : la cible est fixée à – 63 % d’émissions imposés aux secteurs couverts par le marché du carbone en 2030 (par rapport à 2005), contre un objectif de – 68 % adopté en commission de l’Environnement.
Dans le détail, c’est l’amendement 244 qui a été adopté. Il revoit la quantité de quotas en circulation pour desserrer un peu la vis, par rapport à ce qui a été noté en commission. Ainsi en 2024, « la quantité de quotas pour l’ensemble de l’Union est diminuée de 70 millions de quotas », et de 50 millions en 2026. Toujours selon cet amendement, le taux de diminution annuel du nombre de quotas est de 4,4 % jusqu’en 2026 puis de 4,5 % par an. Voir les amendements ici.
Le PPE remporte une autre bataille de première importance, avec l’appui de la droite eurosceptique (CRE) et de l’extrême droite (ID). Il réussit à repousser la fin des quotas gratuits à « fin 2034 » pour les secteurs concernés par le futur mécanisme carbone aux frontières (CBAM), soit cinq ans plus tard que la date butoir décidée en commission.
Ce sont les amendements 234, 282 et 378 qui ont été adoptés et qui reprennent le contenu du compromis voté en commission de l’Énergie (Itre).
Ce n’est pas qu’un détail technique. La taxe carbone aux frontières – qui renchérit le coût des importations de marchandises dont la production a émis une grande quantité de CO₂ – ne pourra entrer pleinement en vigueur qu’à partir de cette échéance. En effet, impossible d’imposer d’un côté une taxation liée aux émissions carbone aux biens en provenance de pays tiers, mais de permettre aux entreprises européennes du même secteur de continuer à profiter gratuitement de permis de polluer.
Lorsque Roberta Metsola annonce l’adoption de l’amendement du PPE (voir la liste des votants, p. 97), une rumeur de désapprobation monte dans l’hémicycle. L’issue du scrutin vient de basculer.
Acte 2 : le holà des sociaux-démocrates
L’échéance de fin 2034 était un repoussoir pour les sociaux-démocrates (S&D) – un « key vote ». Une mention inscrite en rouge sur la liste recensant les consignes de vote distribuées aux élus du groupe. Comprendre : si le PPE l’emporte sur ce point décisif, le soutien des socialistes au texte final n’est plus assuré. Le groupe de centre gauche avait prévu ce cas de figure, sans toutefois le juger le plus probable.
Vient donc l’aparté d’lratxe García Pérez avec les principaux négociateurs du paquet climat dans ses rangs, la Suédoise Jytte Guteland et le Néerlandais Mohammed Chahim, debout entre les travées. « C’était pour voir si on allait vraiment au bout », relate une source au fait des tractations. La patronne des sociaux-démocrates finit par trancher : son groupe votera contre le rapport sur l’ETS, quitte à provoquer une crise.
Acte 3 : le couperet tombe sur l’ETS
Le résultat du vote est sans appel : 340 députés rejettent le rapport de Peter Liese. Le front des opposants rassemble une grande partie du groupe S&D (à l’exception d’une quarantaine d’élus), pratiquement tous les Verts, la gauche radicale (The Left) dans son intégralité, un bloc auquel s’ajoutent la droite dure (CRE), l’extrême droite (ID) et quelques tireurs isolés du PPE et de Renew.
Renew et le PPE sont mis en minorité. Les deux groupes, qui demeurent favorables au texte, ne totalisent que 265 voix.
Dans la foulée, les eurodéputés décident à une large majorité de renvoyer le rapport, piloté par Peter Liese (PPE), pour examen en commission parlementaire. Un moment rare de consensus dans une journée de surchauffe.
Acte 4 : les groupes politiques en ébullition
Depuis son siège aux premiers rangs, le chef de file des centristes, Stéphane Séjourné, pointe du doigt la gauche et l’extrême droite, une façon d’accuser les deux camps d’avoir scellé un pacte de circonstance par-delà leurs clivages idéologiques. Le Français a de quoi être amer : son groupe, pivot de la coalition née des élections de 2019, se trouve brutalement déchu de son rôle de faiseur de majorités. Ses deux partenaires, conservateurs du PPE et sociaux-démocrates sont incapables de s’entendre et se neutralisent.
« C’est un jour noir pour le Parlement européen », gronde Peter Liese, visiblement ébranlé par le rejet de son texte, qui accuse lui aussi les Verts et la gauche sociale-démocrate d’avoir fait cause commune avec l’extrême droite.
Réplique d’lratxe García Pérez : « Vous ne pouvez pas demander le vote de l’extrême droite [sur les amendements] pour abaisser le niveau d’ambition et après nous reprocher d’avoir voté avec eux, il faut être cohérent. » La gauche accuse en effet le PPE de s’être allié avec les groupes CRE et ID pour faire passer l’extension des quotas gratuits sur l’ETS et donc le report de facto du CBAM, censé les remplacer.
Les amendements 231, 339, 234, 282, 378, repoussant la fin des quotas gratuits, ont tous été adoptés. Ils étaient signés par le PPE, les CRE et ID.
« Si on regarde froidement les faits », les deux groupes les plus à droite ont bien réussi à torpiller les textes, concède un proche des négociations.
« Une victoire de l’extrême droite qui parvient à bloquer le Parlement. »
Acte 5 : l’effet domino sur le Fonds social et le CBAM
Le rejet du rapport sur l’ETS a une incidence directe sur le Fonds social pour le climat, dont le rapport n’est pas voté. Ce mécanisme de plusieurs dizaines de milliards d’euros est en effet conçu comme une compensation pour les ménages et les microentreprises, mis à contribution par l’ETS étendu au transport routier et au chauffage. Sans ETS, le Fonds social pour le climat est donc sans objet ni financements.
Dans la foulée, le vote sur l’ajustement carbone aux frontières (CBAM) est ajourné à son tour : difficile d’imposer une taxe carbone aux biens importés, alors même que le flou demeure sur le marché du carbone local.
Ces textes reviendront sur la table des commissions sous peu, assurent les négociateurs. Ils pourront faire l’objet de nouveaux amendements, avant de revenir en plénière. « Nous nous donnons quinze jours pour parvenir à un accord et voter cette réforme essentielle pour le climat le 23 juin », anticipe, sur Twitter, Pascal Canfin, président de la commission de l’Environnement.
Les autres textes au menu de la plénière ont, en revanche, franchi l’examen de passage (lire notre article). C’est le cas de celui sur les quotas d’émissions de l’aviation et surtout celui sur les émissions de CO₂ des voitures, signant la fin de la vente des voitures thermiques à compter de 2035.