C’est bien connu : l’Europe n’avance que grâce aux crises. L’invasion russe qui se déroule actuellement en Ukraine n’est pas une exception. Confrontés soudainement à une menace militaire, les Vingt-Sept ont aussi redécouvert à quel point il était problématique de dépendre de Moscou pour leur approvisionnement en énergie ou en matières premières agricoles.
Les premières conclusions opérationnelles de cette situation seront visibles dès cette semaine. Dans le cadre de la présidence française du Conseil de l’Union européenne (PFUE), le président Emmanuel Macron organise un sommet informel des chefs d’État à Versailles ces 10 et 11 mars.
De longue date, il était prévu d’y parler du « nouveau modèle européen » vers lequel le Français se voyait emmener l’Europe en 2030. Il s’agissait alors de bâtir des « champions européens » pour « garantir le positionnement de l’Europe » et de créer une « capacité à avoir de l’influence sur le monde de demain », selon les termes d’Emmanuel Macron dans son discours de présentation de la PFUE, le 9 décembre 2021. Désormais l’enjeu est de pouvoir se défendre et riposter dans le nouvel ordre mondial qui se dessine avec le retour de la guerre sur le sol européen. Dans les deux cas, le diagnostic auquel la PFUE veut amener les chefs d’État est qu’il est impératif pour l’UE d’investir et de réduire ses dépendances stratégiques.
Paris est moteur sur ces thèmes, déjà installés dans le débat européen depuis plusieurs années, mais se heurte aux réticences des pays aux économies très ouvertes et attachés au libre-échange. Certains de ces mêmes pays – Suède, Danemark, Finlande… – sont particulièrement dépendants du gaz russe et/ou menacés dans leur intégrité territoriale par les accents guerriers de Moscou.
Conséquence : « On réangle sur ce que la guerre dit de nos dépendances stratégiques. Pour le reste, on déroule de la même manière », prévoyait l’Élysée la semaine précédant le sommet.
La défense en tête des préoccupations
La déclaration commune que les chefs d’État adopteront, dont Contexte publie une version préparatoire, signe d’emblée le grand retour de la défense au cœur du concept d’autonomie stratégique. Le « renforcement des capacités de défense » figure en premier point du projet de conclusions.
Passée au second plan avec la crise sanitaire, qui a mis en lumière d’autres dépendances du Vieux Continent, sur les médicaments ou les semi-conducteurs, l’Europe de la défense était la première pierre théorique de la « capacité d’action autonome de l’Europe » prêchée par Emmanuel Macron dans son discours de la Sorbonne en septembre 2017.
En 2019, le président français avait déjà réussi à imposer la création d’un fonds pour la défense, qui finance des actions communes de recherche et de développement. La Commission avait également mis sur la table un fonds alloué à l’autonomie stratégique, finalement tué dans l’œuf par les États membres.
Là encore, la « boussole stratégique » déjà dans les tuyaux avant la guerre russo-ukrainienne n’a plus qu’à être recalibrée. Ce livre blanc sur les grandes orientations de la sécurité et de la défense européennes jusqu’en 2030, préparé par le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell, était de longue date au menu du sommet des chefs d’État des 24 et 25 mars. « C’était le plus petit dénominateur commun pour l’embryon d’une diplomatie européenne et d’une défense commune. Il permettait de qualifier nos intérêts européens à travers le monde, de qualifier notre relation avec la Russie », résumait le président du groupe Renew, Stéphane Séjourné, devant la presse début mars.
L’alimentation et l’énergie, nouvelles clés de l’autonomie stratégique
Nouveauté, les Vingt-Sept mentionnent l’alimentation parmi les secteurs cruciaux. « Nous allons renforcer notre sécurité alimentaire en réduisant nos dépendances aux produits agricoles importés et aux intrants », prévoit le projet de conclusions. Une prise de position qui, si elle figure dans la version finale, répondrait directement à une demande de la présidence française du Conseil formulée lors de la réunion extraordinaire des ministres de l’Agriculture du 2 mars. Alors qu’une baisse de la production est anticipée par les organisations agricoles en cas de mise en œuvre des objectifs du Green Deal, ce nouvel objectif peut avoir des implications politiques nombreuses.
Conséquence directe de la guerre, la fin de la dépendance énergétique arrive au cœur des discussions entre les chefs d’État. La question était jusqu’ici abordée sous l’angle des prix et de l’atteinte des objectifs de -55 % d’émissions de gaz à effet de serre en 2030. Seuls les batteries et l’hydrogène étaient déjà présentés comme des enjeux de souveraineté. Très dépendante au gaz russe, l’Allemagne avait réussi à faire entrer cette source d’énergie dans la taxonomie verte. « La situation actuelle appelle une réévaluation de la manière dont nous assurons la sécurité de nos approvisionnements énergétiques », indique le projet de conclusions, qui poursuit en annonçant que les chefs d’État s’apprêtent à s’accorder pour « supprimer progressivement [leur] dépendance vis-à-vis du gaz, du pétrole et du charbon russes ». Un langage fort qui n’aurait pas pu passer il y a seulement un mois, avant que l’Allemagne ne suspende la construction du gazoduc Nord Stream 2 en réaction à l’invasion russe.
Un coup d’accélérateur
Sur le reste, les dirigeants reprennent surtout les principales pistes déjà évoquées ces dernières années, la régulation du numérique, la lutte contre la désinformation ou la production de semi-conducteurs (relire notre article). Ils répètent aussi le besoin de sécuriser l’approvisionnement en matières premières. Un objectif chiffré, celui d’un tiers des besoins de l’UE couvert d’ici 2030 via la production locale et le recyclage, était mentionné dans une première version de la déclaration commune, mais a ensuite été supprimé.
Ils évoquent une utilisation plus intense des projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC). Ce système, qui permet d’accorder des aides d’État supplémentaires sur des sujets stratégiques, a été identifié dès 2019 comme le principal outil pour développer une politique industrielle européenne (relire notre article). La France s’est employée ces derniers mois à en faire avancer plusieurs, dont celui consacré aux semi-conducteurs.
Sur le financement, le projet de déclaration ne met rien de nouveau sur la table – hormis une référence à la Banque européenne d’investissement, déjà mobilisée pour le plan d’investissement de Jean-Claude Juncker en 2014, puis au début de la crise du Covid en mars 2020. Le texte adopte une formulation positive envers l’investissement public, suggérant « d’utiliser le budget public comme levier pour débloquer les fonds privés » et de « prendre en compte la nouvelle situation géopolitique » dans les politiques budgétaires nationales.
Renvoyer la balle
Rien de plus précis sur ce sujet, toutefois. Les chefs d’État n’ont en effet pas le loisir d’entrer dans les détails de chaque matière, et leurs conclusions seront renvoyées à la Commission et aux ministres, qui se chargeront de les transcrire dans des actions et des textes précis.
Le sujet du financement redescendra ainsi aux ministres des Finances, qui travaillent actuellement sur la réforme des règles budgétaires européennes. Compliqué à la base, le sujet a été percuté par la guerre en Ukraine, qui va retarder leur travail, mais aussi les pousser à envisager de nouvelles pistes, comme un statut particulier pour les dépenses liées à la défense (relire notre article). Le président de l’Eurogroupe, qui sera présent au sommet des chefs d’État le 11 mars, pourra faire le lien.
La défense, elle, se retrouvera très rapidement à l’agenda des mêmes chefs d’État. Ces derniers ont en effet une nouvelle réunion prévue les 24 et 25 mars. L’ordre du jour, fixé dès l’année dernière, comporte justement un point sur la sécurité et la défense.
Enfin, la Commission pourrait aussi faire des annonces de son côté. Selon Bloomberg, ses services réfléchissent à une nouvelle émission de dette commune pour financer des dépenses groupées en matières de défense et d’énergie. « C’est seulement une réflexion interne à la Commission, pas une discussion générale », confie à Contexte une source au fait du dossier. Si Paris aime bien l’idée, plusieurs autres États ne sont « vraiment pas très chauds », et les convaincre sera compliqué. Des discussions en ce sens sont en cours avec l’Allemagne précise Le Monde, pays dont le très conservateur ministre des Finances, Christian Lindner, ne sera pas facile à convaincre.
Pepijn Bergsen, un ancien conseiller du ministère néerlandais des Finances, a déjà critiqué l’idée. Ses arguments sont les mêmes que ceux employés par son pays contre le plan de relance post-Covid en 2020 – notamment le fait que les taux d’intérêt soient très bas.