[Retrouvez le deuxième volet de notre enquête sur le tournant climatique du Conseil d’État.]
A-t-il craint d’être accusé de vouloir affaiblir l’État, en pleine crise liée à la réforme des retraites, et alors que l’exécutif ne cesse de marteler qu’il va tenir ses engagements climatiques 2030 ? Le Conseil d’État laisse finalement un peu de répit au gouvernement dans l’affaire Grande-Synthe, tout en maintenant une forte pression. Dans sa décision rendue le 10 mai, non seulement le Conseil d’État « ordonne » au gouvernement de prendre « de nouvelles mesures » d’ici le 30 juin 2024, mais l’exécutif doit également transmettre un « bilan d’étape » détaillé de ces mesures et de leur efficacité dès le 31 décembre à l’institution.
Les ONG demandaient 50 millions d’euros pour inaction climatique de l’État, pensant pouvoir dupliquer les récentes condamnations, par la même institution, à 30 millions d’euros d’amende en matière de pollution de l’air. La fermeté de la première « décision Grande-Synthe », il y a presque deux ans, leur laissait un peu d’espoir.
Gros virage
L’absence d’astreinte financière marque un léger décalage avec le « tournant climatique » amorcé depuis quelques années par l’institution, illustré par plusieurs décisions très médiatisées (lire ci-contre notre encadré).
Trois affaires médiatisées :
Grande-Synthe
– novembre 2020 : l’État a trois mois pour justifier de son respect de la trajectoire de baisse des émissions à 2030. La décision ;
– juillet 2021 : le Conseil d’État laisse jusqu’au 31 mars 2022 au gouvernement pour prendre des mesures supplémentaires. La décision ;
– avril 2023 : le rapporteur public plaide pour laisser plus de temps au gouvernement (relire notre brève).
Pollution de l’air
– août 2021 : le Conseil d’État condamne une première fois l’État à une astreinte de 10 millions d’euros. La décision ;
– octobre 2022 : l’État est condamné à une nouvelle astreinte de 20 millions d’euros. La décision.
« Affaire du siècle »
– octobre 2021 : le tribunal administratif de Paris condamne l’État à « réparer le préjudice écologique » lié à l’excès d’émissions de CO₂ de la France. La décision.
Le virage est tel que le vice-président du Conseil d’État, Didier-Roland Tabuteau, interviewé il y a quelques semaines par Contexte, n’exclut pas que l’affaire Grande-Synthe soit étudiée dans un siècle dans les amphithéâtres de droit. À l’instar de l’« arrêt Blanco », considéré comme le fondement du droit administratif français, dont le 150ᵉ anniversaire a récemment été célébré.
« Mais nous ne serons plus là pour le voir », ajoute Didier-Roland Tabuteau en plaisantant.
Depuis deux ans, la justice administrative semble prise de frénésie écologiste. D’abord en enjoignant à l’État en juillet 2021, dans une première décision rarissime, de prendre des mesures supplémentaires en matière climatique, précisément dans le cadre de l’affaire « Grande-Synthe », amorcée par l’ex-maire écologiste Damien Carême au nom du risque de submersion marine auquel le réchauffement climatique expose sa commune.
Une décision prise en « chambre réunie » – caractéristique des décisions particulièrement délicates.
Un esprit conforme à celui de la décision prononcée un mois plus tard, dans laquelle le juge administratif suprême, saisi une fois de plus par plusieurs ONG, s’attaquait pour la première fois à l’inefficacité de la politique environnementale de l’État en matière de lutte contre la pollution de l’air.
Depuis, l’État a été condamné à payer 30 millions d’euros au total pour dépassement des normes de pollution de l’air. Une sévérité exceptionnelle.
Un mouvement lancé en décembre 2018 par l’« Affaire du siècle », portée par plusieurs ONG, dans laquelle le tribunal administratif de Paris a condamné en octobre 2021 l’État à réparer le préjudice écologique né du non-respect du premier budget carbone (2015-2018).
Autant de prises de position qui ont ouvert un océan d’interrogations sur les intentions du Conseil d’État. Ne sont-elles pas terriblement opportunes, alors que les crises écologiques sont appelées à se succéder ? Le Conseil d’État surfe-t-il sur une vague verte ?
Mouvement international
Le Conseil d’État s’en défend totalement. « Nous ne répondons qu’aux questions qui nous sont posées », martèle auprès de Contexte son vice-président. Et en France, comme dans l’Union européenne ou à l’international, elles sont de plus en plus nombreuses en matière de contentieux climatique, véritable lame de fond.
« La position du Conseil d’État ne se comprend pas si on ne comprend pas ce qu’est la justice climatique, phénomène planétaire avec plus de 1 500 procès dans le monde actuellement. S’il veut rester dans la cour des grandes juridictions, c’est-à-dire des juridictions suprêmes qui sont en train de faire des droits climatiques, le Conseil d’État n’a pas d’autre choix », explique l’ancienne ministre et avocate spécialiste en droit de l’environnement, avocate de Grande-Synthe contre l’État, Corinne Lepage.
En 2019, peu de temps avant que le tribunal administratif de Paris ne juge l’« Affaire du siècle », la cour suprême néerlandaise confirmait l’obligation pour l’État de réduire de manière urgente et significative les émissions de gaz à effet de serre du pays, donnant droit à un recours porté par 900 citoyens et la fondation Urgenda.
En 2021, après la décision de Grande-Synthe, c’est la cour fédérale constitutionnelle de Karlsruhe qui invalidait partiellement la loi climat allemande. « Mais chacun juge avec sa position institutionnelle, détaille Didier-Roland Tabuteau. L’Allemagne a mis l’accent sur les droits fondamentaux, nous, sur l’accord de Paris. » Autant dire que chacun s’observe et se jauge.
Risque de déconnexion
Était-il possible de rester en retrait de cette flambée de décisions, au risque de paraître déconnecté ? Ces derniers temps, plusieurs institutions ont voulu montrer un bilan « plus vert que vert », qu’il s’agisse de la Cour de justice de l’Union européenne ou de la Cour européenne des droits de l’homme…
Cette forme de concurrence à l’écologie a poussé le Conseil d’État à agir et à le faire savoir, voire à s’en enorgueillir. Dans le cadre d’un webinaire organisé en octobre 2021 avec l’université de Columbia, l’institution qualifiait elle-même « les décisions « Grande-Synthe », rendues par le Conseil d’État, et « Affaire du siècle », jugée par le tribunal administratif de Paris » de « tournant dans la justice climatique », « commentées partout dans le monde ».
Didier-Roland Tabuteau rappelle que les décisions environnementales du Conseil d’État sont nécessairement « transfrontalières » et fait de la géographie un critère important de la décision.
Ce que font les voisins européens est particulièrement scruté, comme l’explique l’avocat au Conseil d’État Jérôme Rousseau : « Le noyau dur des échanges a lieu avec l’UE et, dans une moindre mesure, la Cour européenne des droits de l’homme. Pour ce qui concerne l’UE, le droit de l’environnement est très présent, avec un corpus de règles qui s’imposent aux États. »
Les cours administratives en Europe communiquent également et créent des résonances : l’association ACA-Europe regroupe la Cour de justice de l’Union européenne et les Conseils d’État et juridictions administratives suprêmes de chacun des États membres de l’Union européenne. Tandis que le Forum des juges de l’Union européenne pour l’environnement a été créé à Paris en 2004.
Concurrence en France
En France, la pression du Conseil constitutionnel est aussi, pour certains avocats, un élément explicatif. « On pourrait se demander s’il n’y a pas une sorte de « saine émulation » entre le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel, lequel, il faut le rappeler, est présidé par Laurent Fabius, ancien président de la COP21 », s’interroge Yann Aguila, ancien conseiller d’État, avocat associé chez Bredin Prat.
L’institution a ainsi récemment jugé « en des termes inédits », selon sa propre expression, que « la préservation de l’environnement doit être recherchée au même titre que les autres intérêts fondamentaux de la nation ».
La Cour de cassation a elle aussi accouché d’un rapport issu du groupe de travail relatif au droit pénal de l’environnement, présidé par François Molins. Rendu fin 2022, il pointe d’ailleurs « un certain nombre de défaillances ».
Tout récemment, la Cour des comptes a dit vouloir renouveler son raisonnement et ses sources d’inspiration. « [Le rapport de la cour sur l’adaptation du parc nucléaire au changement climatique] nous a conduits […] à un exercice inhabituel, puisque nous ne nous sommes pas limités à une approche financière, mais nous avons tenté une synthèse scientifique », selon son auteure, Annie Podeur, interrogée le 21 mars en commission des Finances au Sénat.
Brèche politique
Une brèche dont les environnementalistes, désespérés par la lenteur des décisions publiques, ont compris qu’ils pouvaient tirer parti.
« Que des communes ou des associations attaquent l’État sur des questions environnementales, ça n’est pas très nouveau. Ce qui est nouveau, c’est la stratégie qui est derrière ces recours. Pour infléchir l’action publique. Grande-Synthe, je l’ai construit avec Damien Carême, c’était stratégique… C’est de la politique par d’autres moyens », explique Corinne Lepage.
Certains, comme l’avocat Mathieu Ragot, avancent qu’en se mettant « au service » des citoyens, le Conseil d’État permet d’endiguer une forme de radicalité qui pourrait monter dans la société. Peut-être la récente décision d’octobre 2022, dans laquelle le Conseil d’État reconnaît le droit à un environnement sain, s’inscrit-elle dans cette réflexion. « Cela fait partie des décisions à forte portée symbolique avec lesquelles le Conseil d’État construit sa jurisprudence », analyse Mathieu Ragot. Désormais, cette liberté pourra être invoquée en référé liberté, une décision plus symbolique que réellement effective.
De leur côté, les juges du Conseil d’État seraient eux-mêmes individuellement plus sensibles aux préoccupations climatiques, de par le renouvellement des générations, à l’image de Stéphane Hoynck, central dans le « tournant climatique » de l’institution. Âgé de 48 ans, le magistrat s’intéresse à la chose environnementale depuis des années. En 2007 déjà, alors auditeur au Conseil d’État, il était rapporteur d’une mission confiée par Jean-Louis Borloo à Corinne Lepage, au moment du Grenelle de l’environnement, sur l’accès à l’information, la justice et l’expertise environnementales.
À la ramasse sur la chasse
Pour autant, le Conseil d’État reste conservateur sur d’autres thématiques de la transition écologique. Tout récemment, il a fortement encadré le principe de non-régression du droit de l’environnement, dans le cadre d’un recours de Sortir du nucléaire.
Concernant les chasses « traditionnelles » d’oiseaux, « le Conseil d’État a jugé une dizaine de fois qu’il n’y avait rien à voir », avant de « basculer il y a deux ans » en les jugeant finalement illégales, pointe un parfait connaisseur du dossier, dans l’administration (relire notre brève).
Son revirement de jurisprudence n’a eu lieu qu’à l’été, après que le Conseil d’État a posé une question préjudicielle à la CJUE, dont l’arrêt a été rendu quelques mois plus tôt. Elle-même avait opéré en 2018 un changement de son interprétation du droit européen après avoir été saisie par la Commission européenne contre Malte, comme le rappelle le Conseil d’État.
Panique sur les néonics
Un tel choix n’a pas été fait en matière de néonicotinoïdes. La plus haute juridiction administrative a rejeté deux fois (relire notre brève) le recours en référé déposé par plusieurs ONG contre la dérogation à l’interdiction de ces insecticides pour les betteraves sucrières. Avant que la CJUE n’exclue ces autorisations, en janvier dernier (relire notre brève), interrogée par le Conseil d’État… belge. Ce n’est donc que tout récemment que le Conseil d’État français a, logiquement, jugé illégal l’usage de néonicotinoïdes (relire notre brève).
Pour notre fonctionnaire, le cas des néonicotinoïdes « est un bon exemple de ce que peut faire le Conseil d’État [français] et de la façon dont il fait évoluer sa jurisprudence ».
« Si le Conseil d’État avait saisi la CJUE, les néonicotinoïdes auraient été interdits il y a un an », parie-t-il. « Cela illustre bien que le choix de poser une question préjudicielle à la CJUE est un choix politique qui de fait permet de changer la jurisprudence. »
Comment expliquer que le Conseil d’État ne se soit pas engouffré dans cette voie ? « Le législateur a voulu reporter de trois ans une interdiction d’usage des néonicotinoïdes, ce que le Conseil constitutionnel avait validé. Le Conseil d’État a appliqué une loi qui était simple et claire », justifie Fabien Reynaud, rapporteur général, président adjoint de la section du rapport et des études, ex-président de la 6ᵉ chambre de la section du contentieux.
Un argument que ne partagent pas d’autres interlocuteurs.
Pour notre fonctionnaire, concernant les néonicotinoïdes, « le système global de pression est suffisamment fort pour que ça ne donne pas envie de poser ce genre de question ». Dit autrement : « la filière sucrière française », bénéficiaire de cette dérogation à l’interdiction, « est un peu trop forte ».
« Le fait que l’interdiction vienne par la Belgique est finalement un moyen de faire évoluer quelque chose dont on savait qu’il fallait le faire et que personne n’arrivait à faire », du moins en France.
Les avocats enfoncent le clou
« Je pense que sur les sujets biodiversité et santé-environnement, on a quelques années de retard par rapport au sujet climat. Le Conseil d’État n’a pas encore bien compris que climat, biodiversité et santé-environnement ne font qu’un. Ils n’en sont pas encore là. Et je pense qu’il se passera sur la biodiversité ce qui se passe sur le climat dans cinq ans, et à peu près la même chose sur la santé environnementale », martèle Corinne Lepage.
Un point de vue que soutient l’avocat des Amis de la Terre, Louis Cofflard :
« Le Conseil d’État a tous les éléments en son pouvoir pour dire oui ou non sur un même dossier. Je caricature, mais il a une latitude d’interprétation même quand les textes sont clairs. Il peut vous fermer l’accès à son prétoire… Pourquoi ont-ils accédé à notre demande ? Selon moi, c’est la pression internationale et les dialogues entre juges, et la crédibilité de la justice de l’État. »
Fin de la première partie. À lire dans la deuxième partie : les décisions rendues au nom de la protection de la planète transforment-elles le Conseil d’État en administrateur virtuel ?