1er mars 2023. La presse est invitée à un « briefing » de McDonald’s sur le projet de règlement emballages (PPWR). En apparence, un énième événement de lobbying sur cette législation européenne en discussion entre le Parlement et le Conseil dont le cénacle bruxellois a l’habitude. Ce jour-là, dans une petite salle du Résidence Palace, bâtiment au style Art déco et lieu habituel d’événements de la bulle européenne, le nombre de représentants du géant de l’industrie du fast-food excède celui des journalistes, qui se comptent sur les doigts d’une main.
Au pupitre, se trouve Jon Banner, l’un des dirigeants de l’enseigne mondiale. Vice-président exécutif de McDonald’s depuis quelques mois et désormais aussi « Global Chief Impact Officer », l’homme a fait le déplacement de Chicago. Il est là pour présenter les vues de la multinationale sur le projet de règlement mis sur la table par la Commission cinq mois plus tôt. Elle y propose pour la première fois des objectifs en matière de réutilisation des emballages dans les restaurants et veut bannir une série d’emballages à usage unique très utilisés par l’industrie de la restauration rapide (assiettes, gobelets, sacs, boîtes, etc.). Plastique, papier et carton confondus.
Aux côtés de l’américain, deux représentants de Kearney, cabinet de conseil international établi à Chicago, mandaté par l’entreprise pour évaluer l’opportunité de la réglementation européenne – et sur la table, des livrets estampillés de la phrase « No Silver Bullet » [« Pas de solution miracle »].
« Les enjeux du secteur de la restauration rapide (« Informal Eating Out », IEO) sont mal connus », lance d’emblée Jon Banner. « Il y a beaucoup de débats religieux sur le sujet », poursuit-il. Il critique ainsi le fait que « l’étude d’impact de la Commission [qui accompagne son projet de règlement sur les emballages, Ndlr] ne reflète pas la complexité de notre secteur ».
Après Jon Banner, s’ensuit une présentation du « rapport Kearney ». « Le passage [de l’emballage à usage unique] aux emballages réutilisables devrait être pire pour l’environnement, l’économie, la sécurité alimentaire et les consommateurs », peut-on lire dans le communiqué. Le rapport pointe à ce titre une consommation d’eau accrue pour laver l’emballage ; le recours au plastique, matériau plus propice au réemploi mais largement produit à partir d’énergies fossiles et dont McDonald’s a décidé de se passer au profit du papier et du carton ; ou encore un faible taux de retour de ces emballages réutilisables par les consommateurs, etc.
Derrière ces arguments, le message est clair : pour McDonald’s, les emballages réutilisables, c’est non. Reste à dérouler chaque élément destiné à le faire infuser, avec ordre et minutie. Recette en cinq étapes.
1. L’alliance des saveurs
« Ça ne pouvait pas être juste McDonald’s, ils ne se sont jamais mis en avant sur le plan politique. Mais ils ont décidé que là, ils ne pouvaient pas se cacher, raconte une source familière de la stratégie du géant américain. Mais ils ne voulaient pas mener la charge, donc ils ont monté cette coalition. »
C’est ainsi que l’alliance « Together for Sustainable Packaging » (« Ensemble pour des emballages durables ») a vu le jour, le 24 avril 2023. Son nom interpelle.
« Au premier e-mail que j’ai reçu de leur part, je n’ai pas compris qui c’était. Ils utilisent les termes d’une ONG : “durable”, “greenwashing”… », se souvient un diplomate européen. L’une des bannières de la coalition joue en effet sur ce terme pour comparer l’emballage en carton à celui en plastique.
Dans cette alliance, il y a d’autres noms de la restauration rapide, comme Dunkin, mais aussi des producteurs d’emballages alimentaires en papier et carton, que l’on retrouve dans ces chaînes de restaurants ou de cafés. Trois d’entre eux seront particulièrement actifs et visibles en parallèle de McDonald’s : les entreprises respectivement italienne et finlandaise Seda et Huhtamäki, et leur lobby européen EPPA (European Paper Packaging Alliance).
Gérée par le cabinet Boldt à Bruxelles – recruté pour l’occasion par McDonald’s –, cette coalition d’entreprises est purement informelle. Elle n’a pas d’entité juridique et n’est donc pas inscrite sur le registre de transparence européen.
« C’est une plateforme politique » qui ne se réunissait que très peu, « une campagne », explique notre source citée plus haut. Chaque membre agit en son nom, mais le message, les outils, la chronologie et les cibles, sont bien les mêmes. La pièce maîtresse est le recours à deux études qui viennent remettre en question l’analyse d’impact (IA) produite par la Commission pour justifier ses propositions sur le réemploi.
2. Les contre-études, le bouquet garni
« C’était l’épine dorsale de notre plaidoyer », explique notre source. D’un côté, le « rapport Kearney » de McDonald’s, évoqué plus haut, de l’autre, l’étude « Ramboll », du nom du cabinet danois qui l’a rédigé, sous commande d’EPPA. Le premier porte sur les impacts économiques du réemploi pour le secteur tandis que le second, publié dès novembre 2022 et qui correspond à une étude sur le cycle de vie (LCA, en anglais) d’un produit, porte davantage sur les aspects environnementaux. L’étude Ramboll conclut que l’emballage en carton, certes à usage unique, a un moindre impact environnemental que celui en plastique réutilisable.
« Tout dépendait de ça, du message, des données, des arguments. Car on ne peut pas simplement dire qu’on n’aime pas quelque chose. Et ça a marché, ça a ouvert une discussion sur les conséquences involontaires du règlement », raconte notre source familière de cette stratégie.
Dans cette négociation, rares sont les lobbys industriels qui n’ont pas pointé du doigt l’étude d’impact de la Commission – et ils étaient nombreux. Dès lors, à chaque débat au Parlement, à chaque événement, ressurgit la question de l’étude d’impact. Plusieurs sources parlementaires se souviennent d’avoir vu le rapport Kearney sur la table de divers élus lors de réunions, ou de les avoir entendus évoquer « des études ».
« C’était plus pour défendre les producteurs, comme EPPA, que McDonald’s », commente l’une d’entre elles. Très vite, l’argument des lobbys est devenu celui de certains eurodéputés. « On a un problème avec l’étude d’impact », a répété à plusieurs reprises le Finlandais Nils Torvalds (Renew), lors d’un événement organisé au Parlement en février 2023, parrainé par sa compatriote Elsi Katainen (Renew). « La proposition [de la Commission] est idéologique », a affirmé l’Italien Salvatore De Meo (PPE), rapporteur sur ce dossier pour la commission de l’Agriculture.
Plusieurs négociateurs, à la fois au Parlement et au Conseil de l’UE, qui soutenaient l’ambition de la Commission sur le réemploi, reconnaissent aussi les limites de son étude. « Elle était faible concernant le réemploi, mal ficelée », commente l’un d’entre eux. Un autre juge que la Commission elle-même « n’a pas su la défendre ». Les lobbys ont exploité une « faiblesse » de l’exécutif, renchérit une source parlementaire, pointant un manque de données. Et ont ainsi su installer le doute autour de ses intentions.
Le 11 avril 2023, le président de la commission de l’Industrie au Parlement, Cristian Busoi (PPE), demande à la Commission de compléter son analyse d’impact. Quelques semaines plus tard, l’exécutif européen cède à la pression et annonce mener une étude complémentaire. Un désaveu pour ses propres travaux.
« Ça a totalement discrédité l’étude d’impact (IA). En groupe de travail [au Conseil de l’UE, Ndlr], plus personne n’osait mentionner l’IA, se souvient le diplomate européen. Ça a créé le flou, et ça décrédibilisait aussi la Commission. La confiance était rompue. Or sans confiance, tout devient une décision politique. » « Plus personne n’était raisonnable », appuie une source parlementaire.
Cette nouvelle étude, réalisée par le Centre de recherche de la Commission (JRC), a été finalisée en février 2024, alors que les négociations touchaient à leur fin. Bien trop tard pour rectifier le tir et dissiper la confusion ambiante.
3. Soigner le dressage du message
« Peu de gens lisent vraiment les études, mais le message reste dans l’esprit des gens », commente un négociateur au Parlement.
Publicités et « op-eds » dans divers médias de la bulle européenne, affiches dans le métro bruxellois… Pour transmettre son message, McDonald’s a aussi investi l’espace public. En novembre 2023, à quelques jours du vote en plénière sur la position du Parlement européen, et tandis que les négociations au Conseil de l’UE battent leur plein, les slogans de l’alliance Together for Sustainable Packaging, qui mettent en avant le rapport Kearney, sont arborés dans la station de métro du quartier européen. « Une étude indépendante montre que l’utilisation des matériaux recyclés dans les emballages pourrait réduire les émissions de CO₂ de 70 % », peut-on ainsi lire en sortant de la station Schuman, au pied des bâtiments du Conseil et de la Commission.
Si nombreux sont ceux qui assurent qu’une affiche dans le métro n’est pas ce qui influence, in fine, la position d’un négociateur politique, « ça rentre dans la tête, ça matraque le cerveau, et ça en fait un sujet grand public », répond l’un d’entre eux.
4. Cuisson al dente
Le déroulement de la stratégie de McDonald’s tient en parallèle à l’alignement de ses intérêts avec deux pays : l’Italie et la Finlande. Chacun a un champion à défendre : Seda et Huhtamäki. Membres de la coalition, ces deux entreprises, productrices d’emballages alimentaires en papier et carton pour des enseignes comme McDonald’s, Starbucks, Dunkin, KFC et beaucoup d’autres, ont leurs entrées dans la bulle européenne. Le 23 novembre 2022, une semaine avant la sortie du projet de règlement et alors que son sort se joue au plus haut niveau de la Commission, elles ont rendez-vous, ensemble, avec le cabinet d’Ursula von der Leyen (relire notre brève).
Cette alliance italo-finlandaise dispose de ses figures de proue. McDonald’s s’appuie dessus, tandis que ses propres lobbyistes sont plus discrets. Le nom de Serge Thines, qui a représenté McDonald’s tout au long de cette négociation – et qui a depuis quitté l’entreprise – n’a quasi jamais été cité par nos interlocuteurs. En revanche, le nom d’Antonio D’Amato est sur toutes les lèvres. Il s’agit du patron de Seda et président du lobby européen EPPA, qu’il a cofondé début 2020. En Italie, il a été à la tête du puissant lobby industriel, la Confindustria, de 2000 à 2004.
« Il pèse. C’est un proche de Mario Draghi. C’est pas n’importe qui, on ne peut pas passer à côté », commente une source parlementaire, qui a eu affaire à l’Italien. « Il a un énorme carnet d’adresses, qui va au-delà des ministres en Italie », renchérit un de ses collègues au Parlement.
« Le café des eurodéputés [au siège strasbourgeois du Parlement], c’est devenu son salon », commentait lors du vote en plénière en novembre 2023, un troisième interlocuteur parlementaire.
« Il se présentait en tant que président d’EPPA, mais on l’a toujours associé à McDonald’s, puisqu’il en parlait », poursuit notre source précédente. En juin 2023, Contexte était invité à rencontrer Antonio D’Amato, dans les locaux de la Confindustria, à Bruxelles. L’Italien expliquait la démarche de l’étude Ramboll :
« On a comparé, sur un an, la consommation dans un restaurant entre un plateau avec des produits à usage unique et un plateau avec des produits réutilisables. Vous allez à McDonald’s parfois, ou Quick, ou Burger King ? », demande-t-il, avant de sortir de sa sacoche un assortiment d’emballages, certains en carton, d’autres en plastiques.
Et de préciser que ces derniers sont « la réalité désormais en France », le pays ayant introduit une obligation sur les emballages réutilisables.
« Vous avez ça en France. Un contenant de 125 grammes de plastiques, non recyclable, et qui ne vit pas au-delà de 20 à 25 cycles de nettoyage. Car en le nettoyant, ça devient opaque, ça rejette des microplastiques. Personne n’en veut […]. Ça [montrant un emballage en carton], 70 grammes. C’est recyclable. […] Aujourd’hui, dans les McDonald’s en Italie, on recycle ça à 100 %. » La démonstration dure un peu plus d’une heure.
5. Faire mijoter au Parlement européen
« La cible principale c’était le Parlement européen », raconte notre source proche de l’alliance.
Le Parlement est jugé plus facile à influencer que le Conseil de l’UE, ses élus étant plus accessibles que les attachés nationaux. Et dans le cercle des États, l’Italie et la Finlande endossent directement ce rôle visant à convaincre leurs partenaires, avec moins de succès que dans l’hémicycle européen.
Au Parlement, l’alliance s’est rapidement trouvé des alliés à des postes clés et de différents partis. Les élus italiens Patrizia Toia (S&D), Massimiliano Salini et Salvatore De Meo (PPE), se sont saisis du dossier, à diverses fonctions (relire notre article). Et ont rapidement obtenu des victoires. Il y a eu le partage des compétences entre commissions, où celle de l’Industrie est parvenue à être associée à celle de l’Environnement sur les deux articles du règlement visés par les lobbys : le réemploi et la liste d’emballages à usage unique à bannir. Le premier projet de rapport de la rapporteure de la commission Envi, Frédérique Ries (Renew), qui supprime déjà, en avril 2023, les objectifs de réemploi pour la vente à emporter, mais maintient ceux pour la restauration sur place. Puis, les votes en commissions de l’Industrie et de l’Agriculture, à l’été 2023, qui, suppriment toute obligation pour le secteur de la restauration et réduisent considérablement la liste d’emballages à usage unique à proscrire. Et finalement, la plénière.
Le 22 novembre 2023, dans les gradins, au-dessus de l’hémicycle strasbourgeois, les lobbyistes sont nombreux. McDonald’s, Seda et EPPA en sont. Le vote des eurodéputés revient à choisir entre la position de la commission de l’Environnement et celle de l’Industrie, et le match s’annonce serré (relire notre article). Un par un, les amendements de la commission de l’Industrie (Itre), passent, tandis que ceux de la commission Envi tombent. Signe des enjeux nationaux du texte, les groupes politiques votent en ordre dispersé, tout particulièrement S&D et Renew.
Ainsi, la proposition de la commission de l’Industrie de retirer les emballages à usage unique utilisés dans les restaurants de la liste de produits à bannir trouve une majorité grâce aux votes des groupes de droite et d’extrême droite (PPE, CRE et ID), des Italiens et des Espagnols de S&D, et d’une vingtaine d’élus Renew dont les Scandinaves et les Allemands.
À l’issue du vote, le négociateur du PPE, Massimiliano Salini, se félicite d’avoir « bloqué la dérive de l’UE vers le réemploi » et « sauvé le modèle du recyclage ». La cheffe de file des sociaux-démocrates, Delara Burkhardt, constate la « grande fête de l’industrie de l’emballage à usage unique ».
Le vote terminé, les membres de la coalition quittent les gradins, satisfaits. L’alliance n’a plus jamais publié sur son compte X depuis ce jour. Signe du travail accompli.
6. Résultat 3 étoiles
Un an après ce point-presse au Résidence Palace et après une année de lobbying incessant par des dizaines et des dizaines d’organisations, c’est l’heure du dénouement. Les trois institutions européennes ont rendez-vous en trilogue, le 4 mars 2024, pour trouver un compromis. Au bout de neuf heures de négociations, fumée blanche.
L’accord exempte le secteur de la restauration de toute obligation sur l’utilisation d’emballages réutilisables, que ce soit pour la vente à emporter ou pour la restauration sur place. Le secteur du papier/carton a lui été rayé de la liste des emballages à usage unique à bannir dans les hôtels et les restaurants. Seuls les emballages en plastique sont visés. Les boîtes de hamburgers et de frites, et les verres pour soda, en papier et carton, à usage unique, pourront continuer d’être servis sur les plateaux de McDonald’s, Burger King et autres.
« Le meilleur résultat possible a certainement été obtenu », se félicite notre interlocuteur proche de l’alliance.
« Ils ont tout gagné. On a tout perdu contre un lobby », conclut le diplomate européen, désabusé. « C’est une bonne campagne de lobbying, constate un autre négociateur, avec une pointe d’amertume dans la voix. Bravo. »
[Contacté par Contexte, McDonald’s n’a pas souhaité faire de commentaires.]