Les 57 réacteurs nucléaires français en activité
Novembre 2011. Au lendemain de sa victoire à la primaire socialiste pour l’élection présidentielle de 2012, François Hollande annonce : s’il est élu, il fermera Fessenheim, « la plus ancienne de nos centrales » nucléaires, et ce, au cours de son quinquennat. Il établit ainsi, au plus haut niveau de l’État, un lien entre le vieillissement du parc nucléaire et le risque qu’il devienne plus dangereux.
Validé par les anti-nucléaires, ce postulat est rejeté par les partisans de l’atome, pour qui c’est dans les vieux réacteurs qu’on fait les meilleurs électrons. Selon eux, un réacteur nucléaire « ancien » serait plus sûr, car régulièrement éprouvé, contrôlé, entretenu… Au final, connu sous toutes ses coutures.
Contexte a voulu mettre ce constat à l’épreuve des faits. Nous avons eu accès à Sapide, la base de données de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). Cet établissement public dépendant de plusieurs ministères de tutelle est le bras armé technique de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), autorité administrative indépendante aussi appelée « gendarme » du nucléaire français.
Cette plongée dans quarante ans d’événements significatifs de sûreté (ESS) ne montre pas de lien direct entre le vieillissement des réacteurs et le nombre d’événements enregistrés. Elle indique, en revanche, qu’une part croissante des déclarations est liée au vieillissement.
Plus de 30 000 lignes dans la base de données Sapide
Cette bible des anomalies sur les réacteurs déclarées par l’exploitant à l’ASN (« événements nucléaires ») concerne le parc actuel. Fessenheim 1 est le premier des 58 réacteurs à avoir été mis en service, le 7 mars 1977. Mais la base Sapide commence, elle, en 1973 : elle inclut la phase de construction.
L’IRSN a autorisé Contexte à accéder à cet imposant outil de travail, qui constitue la mémoire de la sûreté nucléaire française et dont le contenu précis ne peut être diffusé plus largement.
Cette base est à la mesure d’un objet aussi complexe qu’un réacteur. Très technique, enrichie au fil du temps, elle regroupe de nombreux « événements » déclarés selon une multitude de critères. (Lire notre entretien détaillé sur la base de données avec Hervé Bodineau et Karine Herviou, également en accès libre.)
Les graphiques présentés dans cet article sont le résultat de notre immersion dans 21 304 entrées enregistrées, de 1973 à mai 2018.
En tout, nous avions accès à 30 691 « numéros Sapide » : cet identifiant peut être utilisé plusieurs fois si plusieurs systèmes sont concernés par un même événement. Pour simplifier l’analyse, nous avons donc choisi de les « dédupliquer » au préalable. La base contient aussi des événements génériques, qui concernent une partie du parc nucléaire et pas un seul réacteur spécifique. Ces derniers génèrent autant d’ESS qu’il y a de réacteurs concernés.
Voici ce que nous en avons appris.
1. L’indicateur Ines n’est pas suffisant pour mesurer l’importance d’un événement
Indicateur le plus connu du grand public, l’échelle internationale des événements nucléaires et radiologiques – dite « échelle Ines » – compte sept niveaux. Elle n’est pas pertinente pour apprécier finement l’évolution du parc nucléaire.
L’endommagement du cœur du réacteur A1 de Saint-Laurent-des-Eaux en 1980 a été classé 4 sur l’échelle Ines. Il n’apparaît pas dans la base que nous avons étudiée, la tranche concernée n’étant plus en activité aujourd’hui.
L’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) le reconnaît : l’échelle Ines est « destinée à faciliter la perception par les médias et le public de l’importance de l’événement », mais « [elle] ne constitue pas un outil d’évaluation ». Cet outil permet aux régulateurs du nucléaire de médiatiser les anomalies les plus importantes. Ce fut le cas, par exemple, en octobre 2017, de la fragilité face au risque de séisme (« non-tenue au séisme ») des tuyauteries situées dans la station de pompage de 29 réacteurs. L’événement fut classé « Ines 2 ».
Mais l’essentiel des ESS déclarés par EDF depuis avril 1988 est estampillé « Ines 0 ». Pour permettre une analyse plus poussée, les ESS font l’objet d’un strict processus de déclaration. Ce dernier repose sur dix critères, détaillés dans le guide du gendarme du nucléaire en 2005 et fréquemment actualisés depuis. L’IRSN explique :
« Les ESS, de par leur processus de déclaration commun à l’ensemble des exploitants et de par le niveau d’approfondissement et de structure de leur analyse, constituent les données les plus précises et homogènes transmises à l’ASN. »
En pratique, les ESS recouvrent toutes les anomalies liées aux contraintes physiques exercées sur les matériels pendant le fonctionnement. Mais aussi celles liées aux activités menées par l’exploitant sur son installation, qu’il s’agisse des essais, de la maintenance…
Cela peut aller de l’erreur commise lors d’une activité de maintenance d’un matériel (« non-qualité de maintenance ») à la « simple » défaillance d’un transformateur électrique. Ce dernier incident n’a pas, en soi, d’impact sur la sûreté. Il va cependant générer un ESS parce qu’il est de nature à faire baisser la pression et la température dans le réacteur, et donc nuire à son bon fonctionnement (« repli du réacteur »).
2. Le nombre d’événements déclarés stagne depuis vingt ans
Le parc nucléaire français connaît plusieurs périodes : d’abord sa montée en puissance et son rodage. Cette période est caractérisée par une multiplication des ESS, d’un peu moins de 230 par trimestre au début des années 1980. Puis le parc atteint sa vitesse de croisière et le nombre d’ESS se réduit. Une reprise s’entame peu avant la fin de la décennie 2000, et le nombre d’événements atteint alors un plateau qui ne se résorbe pas.
La hausse des déclarations d’événements n’implique pas forcément une plus grande occurrence et peut refléter, comme c’est le cas pour la centrale de Fessenheim, une surdéclaration. « Cela dépend beaucoup de la culture du site et du management impulsé par la direction […]. On voit bien par exemple que la centrale de Fessenheim a surdéclaré, par effet de transparence irréprochable, pendant une période », explique le chef du service de sûreté des réacteurs à l’IRSN.
Deux courbes de moindre hauteur, en bas du graphique, détaillent l’évolution de deux types d’événements spécifiques :
- En bleu, les « précurseurs », ceux qui ont provoqué une hausse de la probabilité de fusion d’un réacteur. Lors de la conception des réacteurs, une probabilité de 1 sur 10 millions (10-7) a été considérée comme « acceptable ».
- En rose, ceux qui ont provoqué une hausse de la probabilité de fusion (10-5), appelée indice du risque potentiel (IRP). La tendance est baissière, malgré le vieillissement du parc.
Ces deux dernières courbes ne démarrent qu’en 1995, car l’IRP n’apparaît dans la base Sapide qu’à partir de ce moment. Cet indice ne couvre pas tous les risques, en particulier les séismes.
3. Les événements sont plus nombreux l’été
L’été est la saison des ESS : une anomalie a plus de risques de se produire lorsque le réacteur est en cours d’arrêt, à l’arrêt ou en phase de redémarrage. Or, la baisse de la demande d’électricité lors de la saison estivale permet à EDF de stopper ses installations pour effectuer des tâches de maintenance.
Ainsi, l’ouverture des matériels et leur contrôle sont des moments propices aux erreurs. À titre d’exemple, entre 2009 et 2014, le nombre d’ESS déclarés sur les réacteurs à l’arrêt (calculé par jours d’arrêt) est en moyenne 2,4 fois plus élevé que ceux déclarés alors que les réacteurs étaient en fonctionnement (calculé par jours de fonctionnement). Avec sa forme de sinusoïde, la courbe montre que le parc est plus facile à exploiter en pleine charge.
4. Il n’y a pas de corrélation entre le nombre d’événements et l’âge des réacteurs…
Il en va ainsi pour les ESS classiques comme pour les « précurseurs ». La chronologie a volontairement été arrêtée avant quarante ans d’âge : au-delà, seuls auraient été inclus dans le calcul les deux réacteurs de Fessenheim, créant un biais statistique.
« Fessenheim, par exemple, n’est pas un site sur lequel on peut identifier une problématique de vieillissement », commente Karine Herviou, directrice des systèmes, nouveaux réacteurs et démarches de sûreté à l’IRSN, dans l’entretien accordé à Contexte.
5. … mais les événements sont de plus en plus souvent liés au vieillissement des installations
Cette corrélation est évidente lorsque l’on recherche l’indication du vieillissement dans les causes d’un ESS ou dans le récit de son déroulé. Elle est en hausse depuis 1994, avec un pic allant jusqu’à 20 % des ESS déclarés en 2016. Ce dernier est en partie lié à un risque de défaillance d’éléments importants pour la protection en cas de séisme, d’ailleurs médiatisé par l’ASN.
Le graphique débute en 1994 : si le récit d’un événement est présent dès l’origine de la base de données en 1973, la mention de ses causes n’apparaît qu’en 1994 et devient de plus en plus précise avec le temps.
6. Le nombre d’événements reste stable dans les 22 réacteurs qui approchent la quarantaine
Le nombre d’ESS recensés pour les premiers réacteurs de 900 MW concernés par une éventuelle prolongation de leur activité au-delà de l’âge de 40 ans est plutôt stable. Une légère remontée peut cependant être constatée à partir de la vingt-cinquième année. Le graphique pourrait logiquement devenir, lui aussi, une « courbe en baignoire ».
Les 22 réacteurs choisis pour ce graphique sont tous ceux, parmi les 32 réacteurs de 900 MW, qui sont amenés à passer leur quatrième réexamen périodique d’ici à 2025. Bien que destinés à fermer, les deux réacteurs de Fessenheim sont inclus.
7. La gravité des événements en légère baisse
Lorsqu’un événement est ajouté à la base Sapide de l’IRSN, il est classé selon l’un des dix critères de déclaration établis par l’ASN. Nous nous sommes intéressés à cette donnée, mais n’avons pas pu en tirer d’enseignements particuliers.
Certains critères de déclarations sont trop larges. Par exemple, la moitié des événements déclarés en 2015 l’ont été au titre du « non-respect des spécifications techniques d’exploitation ». Un périmètre très large… Et 28 % des ESS de cette année-là entrent dans la catégorie « autres événements », ce qui rend difficile une interprétation statistique sur la durée.
En revanche, l’IRSN dispose depuis 2005 d’indicateurs maison pour apprécier l’impact sur la sûreté nucléaire des événements enregistrés dans la base. L’institut a son propre système de mesure pour apprécier la gravité d’un événement. Il est fondé sur huit critères. Chacun se voit appliquer un coefficient en fonction de son importance. Par exemple, les ESS dits « précurseurs » – ceux qui augmentent la probabilité de fusion du cœur du réacteur – comptent pour 1 ; ceux qui ont entraîné un arrêt automatique du réacteur pour 0,5. La note maximale est 4.
En s’inspirant de cette méthode interne, nous avons nous-mêmes reconstitué la « gravité moyenne » des ESS de la base. Son évolution est en légère baisse : de 0,22 à 0,5 en moyenne par trimestre. Sur 21 304 lignes de la base de données, 5 327 ont une gravité supérieure à zéro.
8. Les réacteurs les plus modernes et les « têtes de série » déclarent en moyenne plus d’événements
Le parc nucléaire compte trois grandes familles de réacteurs, soit, de la plus récente à la moins récente : 1 450 MW, 1 300 MW, 900 MW. Chaque génération de réacteur enregistre plus d’événements que celle qui l’a précédée.
Peu nombreux, les réacteurs de 1 450 MW (Chooz et Civaux), construits le plus récemment, autour des années 2000, déclarent tous plus d’événements significatifs sur la période. Une explication possible est qu’ils sont moins vieux : le pic qui marque le début de la « courbe en baignoire » décrite plus haut pèse davantage dans le calcul des moyennes.
Construits entre 1980 et le milieu des années 1990, les réacteurs de 1 300 MW déclarent globalement moins d’événements que la génération la plus récente de réacteurs.
Cette observation peut également être faite pour ceux de 900 MW, qui en déclarent relativement moins que les deux précédentes.
Par ailleurs, au sein d’une même famille de réacteurs, le nombre d’événements déclarés varie en fonction de la conception. Signe que les têtes de série « essuient les plâtres ». Ainsi, au sein du palier 900 MW, les réacteurs de conception la plus ancienne (CP0) (Fessenheim et Bugey) concentrent le plus fort écart à la moyenne de déclaration.
Il en va de même au sein du palier 1 300 MW. Les réacteurs de conception P4 (Flamanville, Paluel et Saint-Alban) déclarent plus d’événements que leurs collègues de palier.
9. Le nombre d’événements déclarés varie aussi avec la zone géographique de l’ASN dont ils dépendent
La déclaration d’événements diffère aussi en fonction des divisions territoriales de l’ASN. Mises en place à partir de 2004, elles sont onze en tout, dont sept contrôlant des centrales nucléaires.
Les réacteurs supervisés par la division de Strasbourg déclarent bien plus d’événements (12,8 % de plus en moyenne) que tous les autres. Cela peut s’expliquer par la tension politique et transfrontalière pesant sur Fessenheim. À l’inverse, des réacteurs du ressort de la division de Lille – qui ne régit « que » la centrale de Gravelines – ou de Bordeaux déclarent moins d’événements en moyenne.
Ces disparités peuvent aussi s’expliquer par une politique différente dans chaque réacteur, voire dans chaque centrale, de déclaration de ces événements. Alors comment savoir si EDF sur ou sous-déclare ses événements ?
Hervé Bodineau, de l’IRSN, répond : « Parce que nous allons très souvent sur le terrain, et parvenons à voir, en fonction de l’état réel des installations et des échanges avec les agents EDF si la rigueur d’exploitation est au bon niveau ou pas et si les bonnes décisions sont prises. »