Aussitôt dit, aussitôt fait. Cinq jours à peine après la tenue du Conseil de politique nucléaire, le gouvernement a ouvert le 8 février un chantier inattendu, prenant par surprise même les plus initiés du secteur. La lettre de mission est partie en même temps que les communiqués à la presse. La ministre de la Transition énergétique, Agnès Pannier-Runacher, y charge les dirigeants de l’ASN, du CEA et de l’IRSN d’organiser rapidement la dissolution du dernier au sein des deux autres.
Pour résumer la réforme à grands traits : le pôle « expertise de sûreté » de l’IRSN rejoindra l’ASN, tandis que ses activités de recherche rallieraient le CEA. L’expertise de défense serait intégrée dans le DNSD (Délégué à la sûreté nucléaire et à la radioprotection pour les activités et installations intéressant la défense).
Bernard Doroszczuk (ASN), Jean-Christophe Niel (IRSN) et François Jacq (CEA) ont jusqu’au 20 février prochain - soit douze jours ! - pour soumettre au gouvernement de premières mesures et une « méthode de travail ». Une feuille de route plus détaillée est attendue avant fin juin 2023, en vue de la loi de finances 2024. Ces propositions devront notamment inclure « des dispositions législatives » ainsi que « les garanties en termes d’emplois et de moyens budgétaires associés ».
L’IRSN dissoute, l’ASN renforcée
Le premier but affiché par le gouvernement est de « conforter l’indépendance et les moyens de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) » en lui adjoignant les compétences d’expertise technique hébergées jusqu’ici par l’IRSN. Les experts de l’IRSN concernés ne seraient pas perdants car, « actuellement dépendant du gouvernement », ils intégreraient une autorité administrative indépendante dont l’intégrité est garantie par statut, souligne une ancienne inspectrice de l’ASN.
Le deuxième but, crucial en ces temps de relance nucléaire, est de « fluidifier les processus d’examen technique et de prise de décision de l’ASN ». « Avec tous les projets qui arrivent, il y a une optimisation à rechercher. Or la ressource experte est quand même rare », souligne Valérie Faudon de la Société française d’énergie nucléaire (Sfen).
« Gains en efficience probables mais dans des proportions limitées »
Pour appuyer son soutien à la réforme, elle en appelle à la légitimité de la Cour des comptes qui, en 2014, estimait : « Bien que des efforts aient été accomplis par l’ASN et l’IRSN pour développer leur coopération […], la dispersion des ressources budgétaires, les actions de communication non concertées, l’absence d’orientations communes dans le domaine de la recherche réduisent les marges de progression de la sûreté nucléaire et de la radioprotection.»
Le même rapport alertait toutefois sur le fait que « la fusion des deux organismes constituerait une réponse inappropriée », notamment en raison des « multiples difficultés juridiques, sociales, budgétaires et matérielles qu’elle soulèverait » et le fait que « les gains en efficience seraient probables mais dans des proportions limitées ». Surtout : « On ne saurait ignorer les conséquences à long terme qu’entraînerait la concentration de la quasi-totalité des moyens publics de sûreté nucléaire sous la responsabilité d’une autorité indépendante dont les décisions sont souveraines », indique-t-il.
« On met sous contrôle une parole libre »
Du côté des réfractaires à la réforme, les critiques sont de plusieurs ordres. Pour commencer, la disparition même de l’IRSN en inquiète plus d’un. « Factuellement, cela devrait faciliter l’instruction des gros dossiers techniques à venir. D’un autre côté, on pourrait croire qu’on muselle un organisme d’expertise reconnu qui pouvait apparaître gênant tant pour les exploitants que pour l’ASN en n’hésitant pas à rendre publics les problèmes », commente un expert de l’IRSN. Un autre spécialiste du secteur va même plus loin : « On met sous contrôle une parole libre », affirme-t-il en référence à plusieurs rapports fameux de l’IRSN, dont celui sur le coût d’un accident nucléaire.
De son côté, l'ASN, en dépit de son indépendance statutaire, a parfois cédé parfois aux pressions des industriels. "La décision de valider la cuve de l’EPR de Flamanville malgré les malfaçons a été la plus marquante", commente notre expert. "On voyait bien que c'était une décision sous pression".
« Retour en arrière »
Revenir sur l’écosystème actuel, même au motif de rationaliser, est une décision délicate. En effet, la séparation stricte de l’expertise et du contrôle est une conséquence des suites de Tchernobyl, au moment où le gouvernement essayait (péniblement) de restaurer la confiance du public dans le système de gestion des risques nucléaires, rappellent plusieurs experts.
« Ça va être compliqué de défendre les bienfaits d’un tel retour en arrière au moment de la relance de la filière, quand le mouvement inverse découlait du besoin d’une plus grande confiance et d’une plus grande transparence », tacle par exemple sur LinkedIn Philippe Ledenvic, inspecteur général de l’environnement et du développement durable, ex-président de l’Autorité environnementale. « Rapprocher l’expertise de la décision, ce n’est jamais bon », craint de son côté l’expert de l’IRSN déjà cité. « Il faut que l’expertise soit transparente pour que la décision puisse être prise sur des bases solides ».
Enfin, beaucoup défendent la complémentarité ASN/IRSN. « L’ASN est aujourd’hui indépendante du pouvoir politique et l’IRSN indépendante des industriels et d’enjeux politico-industriels et économiques (sur le papier au moins). La fusion pourrait créer une forme de pression nouvelle et plus forte pour l’expertise qui va être très proche de la décision (et donc d’enjeux politico-industriels et économiques) », commente le chercheur et consultant Michaël Mangeon. Pour l’expert nucléaire de Négawatt, Yves Marignac, « l’intention est clairement de lever l’obstacle d’exigences de sûreté trop élevées pour être atteintes par l’industrie ».
Le dernier sujet d’inquiétude concerne l’intégration des activités de recherche au sein du CEA. « Cela pose la question de l’indépendance de la recherche face à l’industriel », relève Michaël Mangeon. Le gouvernement semble vouloir aller vite, les craintes ou les enthousiasmes pourraient donc se concrétiser dès les prochaines semaines.