Une neutralité carbone « loin d’être atteinte en 2050 ». Lapidaire, la phrase conclut le dernier jet des ultimes « résultats provisoires », un document interne à la Direction générale de l’énergie et du climat (DGEC) que publie Contexte, destiné à préparer la troisième stratégie nationale bas carbone.
Depuis des mois, l’administration mouline, secteur par secteur, de nombreux paramètres pour tenter de mettre, d’ici à 2030, la France sur la voie de l’équilibre entre ses émissions et ses absorptions de gaz à effet de serre en 2050. Et conclut, à l’issue d’une deuxième salve de modélisation (« run 2 »), que le compte n’y est pas.
En cause, « la chute du puits forestier », qui « empêche d’absorber l’intégralité des émissions résiduelles » en 2050. Un constat « partagé en interministériel ». La dégradation est si forte qu’elle empêche déjà la France d’atteindre son objectif intermédiaire de baisse d’émissions dans sept ans, poursuit l’administration.
« Il n’y a pas grand-chose de positif », réagit Anne Bringault, directrice des programmes du Réseau Action Climat. « Et l’administration fait en sorte que ça se voie, dans des “slides” très explicites. » Sollicitée par Contexte, elle estime que cet aveu d’échec vise à remobiliser.
« Très clairement, cela ne “boucle” pas. L’objectif c’est de demander aux acteurs d’aller vers des mesures plus ambitieuses en vue du “run 3”. »
Cette troisième modélisation, la dernière du projet de stratégie nationale bas carbone (SNBC), doit être réalisée « courant 2024 » en vue d’une publication « en fin d’année » de la nouvelle feuille de route climatique de la France. Le Parlement, de son côté, aura la mission simplissime, en situation de majorité relative à l’Assemblée, de débattre de la loi de programmation énergie-climat, dont la SNBC devra respecter les orientations.
Presque aucun résultat à la hauteur
Les résultats du run 2 montrent à quel point l’exécutif continue de buter sur de nombreux points. « Les émissions par secteur en 2030 sont très proches des cibles de la planification écologique à l’exception des bâtiments, [mais] la sous-performance [des puits de carbone] empêche l’atteinte de l’objectif – 55 % net [par rapport à 1990, ndlr] », reconnaît notamment l’administration. « La chute du puits forestier complique l’atteinte de la neutralité carbone, avec des émissions résiduelles de 27 MtCO₂eq en 2050. »
Comme le dit déjà publiquement l’administration, « l’équilibre offre-demande en biomasse n’est pas atteint en prospectif, avec un large déficit en 2040 (– 77 TWh) dû à l’introduction forte de biocarburants pour les derniers véhicules thermiques ». De plus, « le bouclage électrique et le bouclage en puissance sont atteints jusqu’en 2040 seulement », observe l’administration, en évoquant notamment une hausse de la demande liée aux « hypothèses de réindustrialisation » ou encore à l’électrification des véhicules.
Transports : un « relâchement » de la demande de fret
Cette hausse de la demande d’électricité, notamment issue des transports, n’avait pas été modélisée dans de telles proportions lors de la simulation précédente, le run 1 bis piloté par la DGEC en 2022. Si l’objectif d’électrification des poids lourds est renforcé à 2030, la baisse de consommation des poids lourds thermiques est désormais « moindre que dans le run 1 bis », souligne aussi le document.
Les services semblent également avoir, à l’époque, mal évalué l'évolution de la demande de transports de marchandises. Ils tablent désormais sur une hausse de + 7 % en 2030 et + 15 % en 2050, au lieu de + 3 % à ces deux horizons initialement envisagés. À horizon 2050, les administrations tablent en revanche sur une baisse de la demande bien plus forte que dans leurs dernières estimations pour les vols intérieurs métropolitains. S'agissant du trafic international, la demande continuerait de croître, mais moins qu'initialement envisagé.
Au final, les transports pourraient tenir les objectifs du SGPE à horizon 2030, mais seulement grâce à des mesures additionnelles. Parmi elles : une « hausse de la taxe sur les billets d’avion », abandonnée dans le projet de budget pour 2024 au profit d'une taxe plus large visant les aéroports. Ou encore « l’extension de l’interdiction des vols si une alternative ferroviaire existe jusqu’à un seuil de 4 h 30 » (la convention citoyenne pour le climat avait proposé 4 h en 2020, le législateur avait retenu 2 h 30). Mais l’administration ne semble pas l'envisager avant 2030.
La récolte du bois revue à la baisse… mais à partir de 2030
Les hypothèses présentées dans le document prévoient une « récolte stable » de bois de 2030 à 2050, autour de 63 millions de mètres cubes par an. Une différence par rapport aux premières moutures de la SNBC, qui prévoyait une hausse constante sur cette période. Le document précise que cette proposition n’a pas encore été validée par le ministère de l’Agriculture, mais « semble inévitable pour ne pas impacter davantage le puits ».
L’objectif : « Éviter de dépasser les 100 % de taux de prélèvement au regard des nouvelles données de mortalité et d’accroissement », plus pessimistes. Ces nouvelles projections se basent sur une étude de l’IGN-FCBA qui était attendue depuis plusieurs mois. Étude qui n’a pas été rendue publique.
En revanche, d’ici à 2030, rien ne change. La modélisation présentée par le secrétariat général à la planification écologique en juillet d’une hausse de la récolte de 30 % d’ici à 2030 se confirme. Elle interviendrait même plus rapidement, dès 2025. Cela malgré une « forte chute des puits » de carbone naturels, qui passerait d’une absorption des gaz à effet de serre évaluée à – 36 Mt à – 18 Mt en 2030, et de – 38 Mt à – 15 Mt en 2050. Selon le document, l’idée est de compter sur « le puits technologique ou de plus grandes réductions d’émissions brutes » pour combler l’écart et maintenir une neutralité carbone.
De grands espoirs sur la méthanisation
Pour atteindre ses objectifs de décarbonation à l’horizon 2050, le gouvernement table sur une forte hausse des ressources agricoles, méthanisation en tête, en complément de celles issues de la forêt. La biomasse agricole pourrait représenter à cette échéance plus de 60 % de l’offre totale, d’après la présentation faite aux membres du groupe de travail agriculture de la SNBC le 10 novembre, publiée par Contexte.
Afin d’y parvenir, l’exécutif espère que 80 % des effluents d’élevage seront méthanisés en 2050… contre seulement 5 % actuellement. Autre levier, le quasi-triplement des cultures intermédiaires et notamment celles à vocation énergétique (Cive). Ces dernières devront produire 42 TWh en 2050, tandis que l’agroforesterie – sur les prairies et les terres arables – et les haies (grâce à une hausse de 20 % des linéaires) pourraient fournir 28 TWh. La méthanisation semble être quasiment la seule contribution de l’élevage à la baisse des émissions de gaz à effet de serre attendue par le gouvernement. Dans ses prévisions, il n’envisage finalement qu’une baisse tendancielle du cheptel bovin (– 12 % en 2030 et – 30 % en 2050).
Enterrement de l’interdiction des nouvelles chaudières à gaz
Après avoir définitivement enterré l’interdiction des nouvelles chaudières à gaz, l’administration entrevoit une « incitation à la décarbonation via les aides [et] le prix du carbone ». Ce « retrait de l’interdiction » des chaudières a cependant un coût climatique, évalué par la DGEC, selon nos informations, à environ 3 millions de tonnes de CO₂ en 2030. Les objectifs de la directive européenne sur l’efficacité énergétique ne sont pas tenus, et sont même en dessous de ce qui avait été modélisé lors du run 1 bis.
Le Fonds chaleur augmenterait progressivement « jusqu’à 2,3 milliards d’euros en 2030 », avant de se stabiliser à 1,6 milliard d’euros « à horizon 2035 ». La production de chaleur devra être décarbonée à 100 % en 2050. La DGEC projette un mix électrique à 30 % nucléaire et 70 % renouvelables en 2050.
[Article modifié le 20 novembre à 17 h 50 : l'article indiquait que le retrait de l'interdiction des chaudières gaz entraînait un surplus de 5 millions de tonnes de CO₂. Le chiffre est en réalité plus proche de 3 millions de tonnes. L'erreur venait d'une lecture trop rapide du document de la DGEC, dans lequel est écrit page 87 : « Les émissions par secteur en 2030 sont très proches des cibles de la planification écologique à l'exception des bâtiments (+5 MtCO2e principalement à cause du retrait de l'interdiction d'installation de nouvelles chaudières gaz). »]
[Article modifié le 20 novembre à 21 h : l'article indiquait que l'administration avait largement revu à la hausse la demande de transport aérien international à horizon 2050, par rapport à ce qu'elle avait envisagé en 2022. En réalité, elle a réajusté à la baisse ses dernières prévisions : à horizon 2050, la demande continuerait de croître (de 17% par rapport à 2019), mais moins qu'initialement envisagé (42%). L'erreur venait d'une mauvaise lecture des + et des - présents à la page 45 du document. Le passage sur les transports a été réajusté en conséquence.]